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Faire le bonheur des autres

Pour Kant, le bonheur en général est un idéal non de la raison, mais de l'imagination.

Par Filiberto Costantini

            « Il est bien vrai que nous devons penser au bonheur d'autrui ; mais on ne dit pas assez que ce que nous pouvons faire de mieux pour ceux qui nous aiment, c'est encore d'être heureux. » Alain, Propos sur le bonheur.

           Si le bonheur est, pour reprendre la formule de Kant, « la satisfaction de tous nos penchants » (CRP, Th. tale de la méthode, chapitre II, 2e section), alors faire le bonheur des autres ne saurait être, dans l’ordre de nos obligations, notre préoccupation première : les divers plaisirs, fruits de satisfactions variées et qui sont le profit atteint par l’individu momentanément heureux, ne sauraient trouver leur cause dans une nature extérieure immédiatement philanthropique car nul n’est jamais porté spontanément à répandre le bonheur autour de soi. Chacun occupé à son propre bonheur ne semble pas être en situation de s’inquiéter du bonheur des autres. D’ailleurs,  se demander si l’on peut faire le bonheur des autres est déjà le signe qu’il y a bien une difficulté à concevoir, au-delà d’une attitude simplement immédiate, la médiation suffisamment motivante d’une telle entreprise de bienfaisance. Il n’est pas seulement difficile de vouloir dépasser l’égocentrisme si naturel que chacun manifeste à l’égard de tout objet de bonheur possible, il semble également vain et assez égocentrique (de nouveau) de penser détenir le pouvoir de faire, c’est-à-dire de produire en soi la cause du bonheur de l’autre. Le double problème rencontré ici est celui de savoir, d’une part, si l’on peut renoncer à la spontanéité d’une nature qui chercherait en premier lieu à se satisfaire elle-même et, d’autre part, si l’on peut légitimer la prétention à posséder les moyens du bonheur d’autrui. Problème moral et politique, mais aussi psychopathologique dans la mesure où la recherche des conditions qui rendraient possible une action bienfaisante va inévitablement à la rencontre de la passion de l’autre dont l’affection, que transmuent les sentiments d’amour et d’amitié, semble être le point culminant. Cependant, une telle dialectique de l’altruisme, si tant est qu’elle soit réalisable, ne fournirait-elle pas, dans la mise en évidence des principes pathologiques qui fonderaient un renoncement à la nature et à ses intérêts propres, les moyens d’une dégradation à la fois humaine et philosophique par l’abandon des valeurs d’une action qui, entièrement tournée vers elle-même, orienterait son bonheur vers une sagesse ? Autrement dit, s’il est vrai que l’on peut faire le bonheur des autres, ne serait-ce pas là, moins qu’un profit affectif, un détournement et une dévalorisation de l’intérêt essentiel de l’action personnelle dont le principe réside d’abord dans l’autosatisfaction ?

                Dans la relation exclusive que chaque individu entretient avec lui-même en vue d’obtenir la satisfaction de tous ses désirs naturels et nécessaires, satisfaction qui constitue le fondement premier de la vie elle-même, il semble qu’il n’y ait pas de place pour le bonheur des autres. Assouvir ses besoins vitaux est une réponse apportée à ce qu’Epicure nomme « le cri de la chair ». Le désir est un manque et, en tant que tel, il exprime une souffrance, une tension vers un objet que la possession et l’absorption doivent faire cesser. Combler le manque du désir est le retour à l’absence de trouble (ataraxie), à un équilibre pathologique, un milieu entre la douleur et le plaisir qui à son tour ne dure pas. Cela signifie aussi que le plaisir n’est possible qu’au-delà de l’extinction provisoire de la douleur. Dans une perspective téléologique bien différente de celle d’Epicure, Aristote dira que le plaisir est la fin qui s’ajoute à l’acte réalisé. Le bien vivre, état de bonheur, ne peut donc se produire que sur le fondement du vivre. C’est pourquoi celui qui est trop occupé à rechercher les moyens matériels de sa vie ne peut parvenir à la satisfaction minimale et, par suite, être heureux. Finalement, et sans vouloir formuler ici un truisme, pour avoir du bonheur, il faut avoir résolu son malheur, au moins provisoirement. Et face à la difficulté de cette résolution, l’individu est seul, démuni et inapte au partage. Sa condition naturelle est à l’opposé d’une position d’accueil et d’une tendance à la sympathie. La nature est par essence égocentrée. Tous les individus qui la composent sont en concurrence les uns avec les autres et luttent pour la vie. « La persistance du plus apte », selon l’expression de Darwin, consiste en ce que la souffrance de chacun, signe d’une vie qui porte en soi la mort, détermine un développement des aptitudes à s’adapter à l’environnement, à consommer celui-ci et à s’y reproduire. Si la première des grandes souffrances humaines est de s’arracher à la dépendance physiologique de la mère, il en est une deuxième qui est de conquérir son indépendance en repoussant toujours plus loin les limites de sa propre mort.

                Il est alors aisé de comprendre que dans notre combat pour la vie, ponctué ça et là de bonheurs, tous les individus mettent en concurrence leurs aptitudes à répondre aux besoins de la nature. Les désirs que leurs efforts réussissent à combler sont autant de forces rivales qui en s’affrontant finissent par se détourner les unes des autres pour se concentrer sur leur autosatisfaction. Sur ce terrain de la nature, la sympathie ne saurait donc apparaître dans la relation à autrui. Bien au contraire, le désir non comblé de l’autre étendant son pouvoir sur les désirs extérieurs en limite la portée et l’efficacité. Dans son élan et parfois avec une certaine violence, il porte atteinte aux autres souffrances, celles auxquelles il accentue l’intensité. L’égoïsme intrinsèque au désir est la négation de la souffrance extérieure, ce qui rend toute sympathie, toute communion affective, toute commisération, impossibles. Le bonheur des autres comme projection extérieure, parce qu’il ferait échouer le bonheur personnel, n’est pas dans la nature. Schopenhauer le résume plus directement ainsi : l’égoïsme est la forme même du vouloir-vivre (Le monde comme volonté et comme représentation, IV, § 58). Sans qu’il soit jamais question de faire le bonheur des autres dans les fins naturelles que vise la volonté dont la fin essentielle est de conserver par tous moyens sa propre vie, l’égoïsme nécessaire à cette survie a pour effet de défaire le bonheur des autres, d’y faire obstacle et d’en rompre l’élan. En somme, chaque désir vital, chaque effort fait en direction de la vie, c’est-à-dire toute tendance dynamique visant la conservation de l’individu, porte en soi la mort de l’autre. Non que cette mort fut l’objet même du désir ; mais vouloir vivre consiste à vouloir repousser les limites de sa mort et à rejeter celle-ci sur toutes les figures extérieures. Pour le dire brièvement, tant que je vis, c’est l’autre qui meurt. Ou encore, tant que je suis heureux, c’est l’autre qui est malheureux.

                Ainsi, le désir naturel de conserver sa vie semble constituer un élan primordial vers une forme archaïque et négative de bonheur, celle dont le contentement provient de l’apaisement de la douleur due au besoin et au manque. Ce désir est nécessaire parce qu’il tire son énergie d’une souffrance. Sa force naît d’un déséquilibre, d’un dérèglement dans l’égalité des besoins. Tout désir naturel et nécessaire paraît en cela se développer à partir d’une contradiction interne, selon un principe entropique. C’est parce qu’il est, à sa source, une tendance à la dégradation et qu’il porte en lui le mouvement vers sa propre suppression, qu’il s’oriente dans un sens contraire vers tout objet apte à combler son manque. Remarquons ici que la satisfaction d’un désir vital sauve provisoirement l’individu par le sacrifice tout aussi provisoire de son désir. C’est bien la vie en général qui est la fin de la nature, non les tendances particulières de l’individu. Et l’individuation à l’œuvre dans l’autoconservation n’est pas seulement causée par une objectivation du désir, mais elle est également une tentative non pour neutraliser définitivement (tentative impossible), mais pour retarder le processus d’entropie matérielle inévitable. D’un point de vue plus universel, nous pourrions dire que la vie de la nature est la compensation individuelle d’une instabilité générale, compensation dont le principe dynamique conduit à une inertie de substitution, c’est-à-dire sans cesse remplacée par une autre. Une permanence de l’individuation est donc nécessaire. Mais si cette individuation est permanente par nécessité pour obéir aux carences matérielles et les combler, le comportement égocentré qu’elle suscite est un fait de nature momentané et qui peut manifester conséquemment certaines tendances contingentes. Nous voulons parler des besoins naturels, mais non nécessaires dans lesquels il semble que l’individuation soit opérée par une médiation extérieure, à savoir par l’autre.

                En effet, au fondement des premières formes d’autosatisfactions, la conservation de soi semble tenir la place prépondérante et avoir une fonction architectonique par rapport aux autres besoins. La primauté du vouloir-vivre provient de sa nécessité, contrairement à d’autres tendances qui sont toutes aussi naturelles, sans être nécessaires. Cela signifie que la nécessité fonde toute contingence et que dans les premières formes de vie où la nature s’exprime par un effort primordial d’existence, le seul bien rencontré réside dans la conformité entre l’acte du vouloir et la fin recherchée. Et de cette conformité d’où naît la satisfaction, le plaisir d’un autre est totalement extérieur et ne saurait même représenter la fin d’un projet. Il peut tout au mieux être le moyen d’une autosatisfaction comme, par exemple, dans celle de la reproduction. D’un point de vue strictement mécanique, se reproduire n’inclut aucune nécessité. Et la détermination qui la rendrait éventuellement nécessaire est purement psychologique et d’origine sociale. Avant d’être le besoin, politique pour Aristote, de laisser après soi un autre semblable à soi pour qu’il puisse participer, comme ce à quoi sa nature le destine, à la vie de la cité, la reproduction est d’abord la recherche d’une autosatisfaction sexuelle dont l’autre n’est que le moyen. Et si dans cette médiation l’autre prend plaisir et jouit, en somme, si l’acte de reproduction apporte un quelconque bonheur pathologique à l’autre, c’est uniquement par accident. C’est en modifiant la finalité du désir que l’individu a fait de l’accouplement un acte purement sexuel où le bonheur identifié au plaisir commun devient un fait de volonté. Le sexe n’est plus seulement la disposition organique susceptible de perpétuer l’espèce ; il se présente aussi sous l’effet de la culture et des déterminations sociales, religieuses et politiques, comme une disposition psychologique destinée principalement au plaisir. Cultivé dans la littérature érotique et modéré, voire proscrit par les morales, l’hédonisme sexuel est un renoncement à la nature et à l’obligation de ses besoins. Il est une invitation au jeu physique et à la fantasmagorie dont les règles ne sont plus dictées à l’avance par la souffrance physiologique, mais par la force du désir  et la finalité jouissive qu’il promet. L’autre est perçu comme le réceptacle d’un plaisir extérieur, perception dont la réciprocité reste possible, sans être systématique. Autrement dit, de la recherche commune du plaisir sexuel, il n’est pas certain que puisse advenir une communauté hédonistique où chacun fournirait à l’autre les conditions d’un bonheur pathologique possible.

                Sexuellement, une extériorisation des conditions du plaisir qui rendrait la jouissance de l’autre au mieux possible ne peut donner l’assurance d’une totale efficacité et ne saurait en cela être suffisante. La raison de cette variable semble résider dans la réalité même du plaisir. Tout comme la douleur, le plaisir provient de la résolution d’une opposition au sein de la diversité empirique entre la quantité sensuelle reçue et la qualité affective réfléchie. Mais, tandis que la synthèse empirique, dans le cas de la douleur s’opère sur le mode de la passivité et du refus, dans le plaisir elle est réalisée sur le mode de l’activité et de la volonté consentante. Vouloir satisfaire le désir de plaisir de l’autre ne peut donc se faire sans son accord, sans quoi une indifférence à l’égard de son inclination motivée par la simple supposition de son consentement conduirait inévitablement à poursuivre l’action par une agression et un viol. La mise en commun du plaisir, sensuel ou sexuel, requiert donc un accord, non pas supposé, mais réalisé, où chacun accepte, c’est-à-dire fait don de sa passion et consent à accueillir celle de l’autre. Néanmoins, ce don de soi, lorsque le corps est en question, n’est jamais sans condition car l’individu ne saurait donner son intimité sans l’échanger. La condition de se donner physiquement à l’autre peut être elle-même tangible et impliquer une compensation utile, matérielle ou financière ; elle peut aussi ne supposer que le seul plaisir en retour ; enfin, la condition de ce don peut reposer sur la présomption d’un affect commun lequel représente la provision qui sera partagée.

            Toutes ces conditions montrent qu’il ne peut y avoir de plaisir donné sans contrepartie et que vouloir fonder le bonheur de l’autre sur le seul principe du plaisir ne saurait jamais être un acte désintéressé. Si donc l’hédonisme peut inclure dans ses préceptes une éthique altruiste, il demeure cependant circonscrit dans les limites de la nature dans laquelle répondre aux besoins, ou rechercher l’utile propre, selon une formule plus spinoziste, ne semble pouvoir proposer d’autre processus que celui de l’intéressement. Mais poser une condition à la possibilité de faire le bonheur d’autrui est le signe, sinon la preuve, que l’acte de bienfaisance hédoniste ne présente qu’une nécessité relative puisqu’elle est liée à la contingence de sa contrepartie. Le bienfaiteur hédoniste n’agit qu’en fonction d’une éthique naturelle aux préceptes nécessaires, lorsqu’ils sont égocentrés, et contingents, lorsqu’ils sont tournés vers les autres. L’hédonisme est donc incapable de proposer une morale du devoir altruiste.

                Ainsi, à la question : peut-on, à partir du seul plaisir, agir pour faire le bonheur des autres ? La réponse est oui, mais, d’une part, il n’y aurait aucune obligation à le faire et, d’autre part, le bonheur de l’autre semble être soumis à l’intérêt de celui qui en est la cause. Peut-on alors vouloir faire le bonheur des autres d’une façon qui ne soit plus intéressée, en agissant par amour de son prochain, en philanthrope, sur la seule ordonnance de son sentiment ? Certes, les moralistes contemporains exhortent, dans des écrits parénétiques, à ce type d’action bienfaisante qui s’appuierait sur les sentiments de sympathie, de compassion, de commisération, voire même (pour certains moralistes matérialistes) de miséricorde. Toutefois, si leurs discours foisonnent de rapprochements divers avec toutes les vertus d’humanité et de respect, avec les valeurs de ce qui est bien (la norme) et de ce qui est mal (objet d’indignation), ils ne disent jamais rien du fondement qui permet d’universaliser rationnellement ces sentiments parce qu’ils seraient universels de toute évidence. Au-delà de cette lacune primordiale, ils laissent subsister (volontairement) la confusion entre le religieux et le non religieux en usant et abusant des notions ambivalentes comme celles de grâce, de spiritualité, d’éternité ou de mystère, en pensant sans doute qu’il est possible de les réintégrer dans un courant de pensée dont la tradition s’étend d’Epicure jusqu’à Jankélévitch, en passant par Montaigne, Pascal et Spinoza, réintégration qui se ferait au profit d’un athéisme, prétendument débarrassé de Dieu, et au détriment des religions qui ne sauraient en avoir l’exclusivité. Ces mêmes moralistes se défendent de puiser dans un vocabulaire  judéo-chrétien qui pourtant fonctionne d’une manière égale au leur, c’est-à-dire par symbolisation et par analogie. De leur point de vue et selon la casuistique qu’ils exploitent, non seulement on peut faire le bonheur des autres, mais cette possibilité est normale et même normative. On ne saurait être ni méchant envers son prochain ou attenter à son bonheur ni indifférent à son malheur car dans les deux cas la faute consiste à s’éloigner du sentiment naturellement altruiste dont nous sommes animés et que chacun doit faire valoir dans sa relation à l’autre. La bienfaisance provient d’une bonté naturelle qui sert de norme obligée et pourtant non fondée. Et c’est l’écart par rapport à cette norme qui produit la faute morale, l’indignation à son égard et l’obligation de revenir aux règles dictées par la casuistique du bien.

                En revanche, loin de tout athéisme chrétien et d’un moralisme aux « valeurs  décadentes », dirait Nietzsche, nous soutenons que faire le bonheur des autres n’est pas une nécessité liée à une représentation générale qui aurait une valeur finale ou transcendante car les valeurs en général n’ont aucun pouvoir nécessitant. Et si elles peuvent conseiller, elles ne sauraient toutefois commander. C’est la raison pour laquelle la question  de faire le bonheur des autres se pose en termes de possibilité. Les valeurs sont des qualités éthiques que l’on peut appliquer aux faits de volonté pour caractériser leur exemplarité, c’est-à-dire pour déterminer s’il existe entre certaines actions et certaines modalités un rapport inductif qui permet la généralisation de cas particuliers. Tel acte sera exemplaire de justice en ce qu’il exprimera à lui seul le sens total de ce qui est juste, sans « participer » à une quelconque perfection ou sans être le « reflet » du maximum éthique réalisable. En conséquence, il ne s’agit pas de déduire le fait d’une valeur, comme une action juste de la vertu de justice, ce qui poserait arbitrairement une fonction nécessitante de la valeur (finale ou transcendante), et déposséderait le fait, d’abord de toute qualité éthique intrinsèque, puis de son exemplarité possible. Le lien immanent entre le fait et sa valeur éthique est aussi ce qui permet de lier les faits dans une représentation plus générale, en somme de les conceptualiser, sans se référer à une cause finale ou transcendante.

             Cependant, en admettant qu’il existe une exemplarité, nous admettons également qu’il existe une contre-exemplarité dans laquelle nous situons l’origine de l’action éthique. L’égoïsme naturel, dont nous avons dit qu’il était le comportement premier et spontané de l’individu, sert ici à la fois de contre-exemple et de point de départ à une action bienfaisante. Certes, la réalité égocentrée de nos besoins naturels est également ce qui pourrait faire échouer toute tentative de bienfaisance. Toutefois, dans cet obstacle apparemment majeur, la conservation de soi n’est réellement possible que si les autres y participent, en vue de se conserver eux aussi. Et la généralisation de cette disposition individuelle à l’humanité entière – loin de s’appuyer sur un sentiment comme celui de fraternité universelle ou sur une croyance au devoir de compassion, ce qui ne ferait qu’augmenter son degré d’abstraction tout en demeurant contingente et illégitime, – tire sa nécessité de la conservation de soi qui devient pour tous effort généralisé de perpétuation de l’espèce. L’intérêt pour soi devient de facto un désintérêt pour l’autre, alors même qu’il a la valeur d’un intérêt pour tous. En d’autres termes, faire le bonheur des autres n’a de sens éthique que si, en ne s’intéressant qu’à sa propre conservation, on utilise le même intérêt de l’autre pour soutenir l’élan biologique de l’humanité. 

       Seul vivre importe. Seule la vie est une valeur essentielle au bonheur. Et vouloir rendre les autres heureux sans accompagner leur désir vital se réduit à l’acte inessentiel et éphémère de la jouissance immédiate, c’est-à-dire à seulement « faire plaisir ». En revanche, agir pour le bonheur de l’autre, c’est vouloir qu’il vive, qu’il résiste à tout prix à la mort, qu’il soit soutenu matériellement et intellectuellement dans sa persévérance à exister, non que chaque individu nous soit affectivement important, conception moraliste naïve et fausse, non qu’il faille nécessairement aimer l’autre pour faire son bonheur, vision judéo-chrétienne simplificatrice, mais plutôt parce qu’il faut utiliser l’animal pour construire l’humain. Que les sentiments d’amour ou d’amitié soient alors les moyens employés, qu’à partir de ces affects des communautés entières se forment et que celles-ci soient élaborées, systématisées et gouvernées par une autorité politique, ce ne sont jamais là que des artifices pour parvenir au maintien de la seule réalité qui vaille, à savoir de la vie. L’énergie contenue dans la nature, si elle est utilisée dans le seul but de sauvegarder la vie, doit alimenter et, en ce sens, permettre le perfectionnement éthique dont nous sommes capables, celui qui peut conduire à la sagesse, unique source du bonheur véritable. Si dans un devenir sage réside le seul bonheur possible, dans ce qui reste de réalité évoluent l’indifférence ou la dégradation de l’individu, et une diffusion de l’ignorance dans ces deux cas. L’animal ne devient humain que par le savoir qu’il peut avoir sur lui-même et sur le monde, et c’est par là que lui est fournie la condition de son bonheur. Cela signifie, d’une part, que le bonheur est un état éthique où l’entière satisfaction est atteinte par l’apprentissage d’un savoir et, d’autre part, que seuls ceux qui en maîtrisent les éléments peuvent en fournir aux autres les conditions. Ainsi, donner du plaisir et dispenser la joie, faire jouir l’autre dans son corps, remédier à son dénuement et à sa misère, lui témoigner passion, amour, amitié, fraternité, en somme, répondre à ses besoins physiques et affectifs, tout ce qui semble aller dans le sens d’une satisfaction complète des désirs peut contribuer au bonheur des autres. Cela ne saurait toutefois le garantir absolument. Et de ce bonheur simplement accidentel de l’autre auquel une simple compagnie, une passion amoureuse, un sentiment filial, une amitié, voire même une relation politique peuvent vouloir aboutir, rien de cela ne paraît subsister au regard d’un bonheur construit sur une sagesse qui place la vie au centre de toute réflexion et de tout savoir.

       Néanmoins, s’il existe une pédagogie du bonheur, sans doute est-il possible, non seulement d’apprendre à être heureux, mais aussi d’apprendre pour être heureux. De là, devraient être distingués deux types de savoir : l’un ayant pour objet de ses énoncés le bonheur lui-même, l’autre lui étant totalement étranger. Dans le premier cas, un auteur pourrait-il transmettre à son lecteur la part réelle de bonheur sur lequel il disserte ? Il semble qu’une fois conceptualisé et analysé, théorisé et systématisé, exhorté ou même promis, le bonheur ne puisse se communiquer en tant que réalité éthique à l’autre qui tente de le repenser à sa place. Et si certains énoncés philosophiques peuvent en apparence revêtir un caractère performatif, ils n’en demeurent pas moins inefficaces quant à la réalisation instantanée de leur sujet, sans quoi ils pourraient transmettre la méthode pour être heureux immédiatement comme une recette de cuisine peut permettre de faire un gâteau en quelques instants. Lire les textes sur le bonheur ne rend pas plus heureux que faire des mathématiques. C’est dire que penser le bonheur, pas plus mais pas moins que penser tout court, ne provoque le bonheur lui-même. Le premier type de savoir concernant directement le bonheur se réduirait donc au second cas plus général dans lequel tout savoir, quel que soit son objet, pourrait peut-être produire un état de bonheur pour l’individu qui en ferait l’apprentissage. Mais comment un état de plénitude et de satisfaction peut-il naître de l’acquisition d’un savoir élaboré par d’autres ? Une première réponse se profile déjà dans la question elle-même.

       Acquérir un savoir, c’est-à-dire s’approprier un certain nombre d’énoncés que l’on estime intéressants, utiles, vrais ou simplement pertinents par rapport à un sujet donné, est une activité qui semble motivée par un désir assimilable, comme tous les besoins, à un manque et donc à une insatisfaction initiale. Y remédier consiste ainsi à combler une ignorance avec les énoncés qui faisaient défaut. Dans ce mouvement spontané, s’approprier ces énoncés consiste à en saisir la signification à la fois compréhensive, le sens textuel des phrases les unes par rapport aux autres, et extensive, le sens contextuel issu de la mise en relation avec d’autres textes traitant du même sujet. La saisie intuitive globale d’un savoir est dès lors une satisfaction qui produit un contentement comparable à l’assouvissement d’autres besoins naturels comme se nourrir, boire, dormir… Penser la pensée d’un autre exige aussi de faire soi-même l’effort d’accueillir un savoir extérieur et de le reproduire autant que nécessaire jusqu’à sa pleine assimilation. Le plaisir est présent dans cet effort et la joie de comprendre répétée plusieurs fois devient une provision de bonheur qui, accumulée, se relâche et laisse l’esprit dans une sorte de jouissance de lui-même. Le partage du savoir peut en cela combler le désir d’apprendre et produire par suite un état de bonheur. Dialoguer, enseigner, lire, toutes ces situations dans lesquelles les pensées se confrontent et s’échangent sont autant de tentatives différentes pour contenter le désir de savoir et communiquer une part de bonheur.

       Qu’il s’agisse du désir de vivre ou du désir de savoir, de conserver sa vie ou d’augmenter son pouvoir d’action, tout le bonheur qu’il est possible d’atteindre exige à chaque fois un effort, une dépense de la force organique, une énergie faite de tension volontaire et de capacité à objectiver sa pensée. Sans un partage d’effort, on ne peut donc faire le bonheur des autres, sauf peut-être celui que l’enfant produit sur sa mère, par le simple fait de son existence. Sans une disponibilité voulue, l’échange de pensées ne peut atteindre une certaine union. L’autre reste à jamais un étranger, un extérieur, un alter égocentré lui aussi. On peut le déclarer semblable à soi, égal, parent, homologue, frère ou prochain, l’autre reste différent et détaché. Et son bonheur n’est possible que s’il réalise lui-même l’effort de le produire. En ce sens, le bonheur est un travail et une solitude. Il est ce qu’on obtient soi-même par soi-même. Il ne faut donc rien attendre des autres car la bienfaisance n’est pas un devoir. C’est bien ce qui lui donne sa valeur. On peut, en effet, s’efforcer pour le bonheur des autres non par devoir, mais par un droit, une liberté, une action que l’on détermine sur le principe du partage de la vie. Tous les être vivants capables de bonheur y ont droit et chacun d’eux peut soutenir l’effort de l’autre pour le faire valoir. Nul Dieu en cela, nul mystère, pas plus de compassion, de pitié ou de charité. Sans artifice affectif, sans idéal d’amitié, sans même aimer, je peux contribuer au bonheur des autres, sans aucune obligation, sans contrainte et même sans loi. Cependant, si je suis libre de toute contribution bienfaisante, c’est parce qu’il n’y a aucune certitude à rendre les autres heureux. Si j’avais l’assurance indiscutable d’atteindre le bonheur des autres, j’y serais alors contraint, comme le génie de la lampe se soumet à la réalisation des vœux d’Aladin.

       Mais le devoir de bonheur envers soi comme envers les autres semble reposer sur des chimères que l’on croit nécessitantes. Et faire le bien n’est donc pas une obligation. C’est pourquoi lorsqu’on tente de le réaliser pour l’autre, l’entreprise, même si elle échoue, a une valeur éthique. Donner du bonheur signifie, selon le mot de Sénèque, « abandonner » une part de son bien, sans rien espérer en retour, sans imaginer pouvoir récupérer l’équivalent du don qui a été fait. Là réside le sens du bienfait, de ce bien qui existe non dans les choses matérielles, mais dans la volonté elle-même. Ne rien attendre et tenter d’aider au bonheur de l’autre, en sachant toutefois que tout son bonheur ne peut reposer sur cette aide. Il est vrai que nous ne pouvons être la cause entière d’un bonheur dont l’effort nous échappe bien que nous puissions être totalement responsables de son malheur. C’est assez dire l’importance éthique de la tentative et sa difficulté. Si les plus prudents éviteront de causer du malheur à autrui, les plus audacieux s’essaieront à la réalisation de son bonheur. S’ils échouent, il ne faut pas les blâmer d’avoir abandonné de façon si désintéressée et si librement une part de leur bien. Si, en revanche, ils réussissent, ils seront loués d’avoir fait don du plus précieux présent, celui qui donné, donne en retour.

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Donner du bonheur signifie, selon le mot de Sénèque, « abandonner » une part de son bien, sans rien espérer en retour...Là s'ouvre la voie du bienfait.