Philosopher ensemble

Le problème de la vérité

Y a-t-il des vérités définitives ?

C’est dans une sorte de discontinuité de l’histoire des sciences que la vérité émerge comme le résultat provisoire d’une recherche dont la linéarité est un mythe.

Par Filiberto Costantini

           L’idée d’une vérité définitive peut sembler pléonastique car de prime abord on ne voit pas comment et pourquoi ce qui est déclaré vrai ne le serait pas définitivement, sans qu’il y ait un renversement, voire une annulation de cette même vérité. Cela pourrait-il signifier, d’une part, qu’une vérité contiendrait en elle-même une sorte de validité illimitée qui, la fixant pour l’éternité dans l’ordre de la connaissance, lui interdirait tout statut provisoire ? Et, d’autre part, s’agirait-il pour cette vérité d’être définitive au point de se rendre à la fois irremplaçable et indépassable ? On comprend dès lors que le statut des vérités, dans les sciences exactes aussi bien que dans les sciences humaines, suppose une redéfinition de la vérité en général dont les diverses implications théoriques et pratiques pourraient redessiner les contours d’une histoire de la connaissance. Car, en effet, selon que l’on adopte la perspective de vérités limitées dans le temps, et donc provisoires, ou celle de vérités définitives ou bien encore celle d’une mixité de vérités respectant un découpage précis des sciences, se pose ici la question de savoir de quel mouvement est animée la connaissance et si son histoire indique un progrès.

           Par ailleurs, rechercher des vérités définitives semble reposer sur deux présupposés : le premier directement sous-tendu par la question est celui de l’existence antérieure de vérités dont le statut est nécessairement différent ; le second indiquerait, par extension du problème, l’hypothèse selon laquelle si vérités il y a, celles-ci ne seraient que définitives. Finalement, soit il est à considérer que parmi des vérités admises provisoirement il existe ou non des vérités définitives, soit l’émergence de vérités au cours de l’histoire donne à chaque fois un coup d’arrêt au progrès de la connaissance qu’elles désignent. Toutefois, éminemment problématique du fait de la contradiction de ses termes, cette double présupposition pourrait bien confronter, en dernier lieu, des propositions dont les fonctions correspondantes s’interpénètrent, voire se confondent partiellement. Il est devenu classique d’opposer, par exemple, la proposition héliocentrique « la Terre tourne autour du Soleil » à celle géocentrique « le Soleil tourne autour de la Terre » en faisant valoir une vérité définitive sur une vérité provisoire. Cependant, ce renversement copernicien du système de Ptolémée, si révolutionnaire soit-il, ne semble substituer à une vue subjective et sensible qu’une vue plus objective et plus intellectuelle, sans pour autant apporter une réponse définitive et indépassable à la question du mouvement terrestre.

           Cela voudrait-il dire que le caractère définitif d’une vérité n’indique en réalité qu’un palier, une transition, et que l’histoire universelle de la connaissance s’orienterait vers un absolu hypothétique, toujours approché et jamais atteint ? Pourtant, il semble que la plupart des philosophes, depuis les Présocratiques, aient eu une vision plus radicale de la vérité, moins asymptotique, ce qui n’était pas sans intérêt pour eux et sans conséquences sur l’histoire. Il s’est agi, d’une part, d’exclure toute concurrence possible entre les systèmes et, d’autre part, du fait même de ce caractère définitif propre à chacun d’eux, de développer incidemment une histoire non progressive où se superposent des connaissances dont la validité est non seulement illimitée, mais aussi comparable. Le principe universel de toutes choses pour Thalès, à savoir l’Eau, n’est ni moins vrai ni plus vrai que l’Infini d’Anaximandre, l’Air d’Anaximène ou la Décade de Pythagore. Plus tard, les Idées, seules réalités intelligibles selon Platon, seront des vérités tout aussi définitives que l’Un de Plotin ou le Dieu de Descartes. Ce qui est remarquable ici c’est le pouvoir d’adhésion que ces principes philosophiques ont suscité des siècles durant, jusqu’à instaurer, pour la plupart, une certaine autorité scolastique, voire même un académisme solide.

          Cela peut s’expliquer par le fait que la science, à ses débuts, fait bloc avec la métaphysique. Le savoir et la croyance sont donc mêlés, ce qui démobilise la pensée rationnelle à tel point qu’il est assez facile de mettre sur un même plan formel des conceptions très éloignées comme, par exemple, celle proposée par la théorie platonicienne des Idées et celle bien plus tardive de la cosmologie de Ptolémée. Dans ces deux perspectives fort différentes, la vérité à laquelle on aboutit prend l’expérience comme point de départ. Cependant, pour Platon, l’expérience réduite au contenu variable de la sensibilité est l’ombre toujours changeante de l’intelligence, la copie instable du réel ; elle ne devient pas expérimentation, c’est-à-dire perception ordonnée et observation du réel sensible, comme pour Ptolémée. Autrement dit, ce qu’il y a de définitif dans la vérité platonicienne c’est qu’elle se situe dans un au-delà des apparences sensibles posées comme le témoin négatif du monde intelligible. La vérité est ici déduite a priori de la négation de l’expérience contrairement à la modélisation de Ptolémée qui est une induction de l’expérimentation qui établit un rapport synthétique, donc a posteriori, entre les énoncés singuliers de l’observation et les énoncés universels de la théorie.

           Nier l’expérience pour établir une vérité permet d’éviter un risque majeur : celui d’être contredit par elle. Et tout l’édifice de la métaphysique reposant sur cette négation, échappe au possible écueil que provoquerait la confrontation de ses énoncés théoriques avec les données empiriques. Tous les énoncés métaphysiques qui prétendent à la vérité – sur la réalité de l’âme et de la liberté ou sur l’existence d’un Être suprême – reposent ainsi sur un principe de non-contradiction strictement formel, ce qui leur confère un caractère à la fois définitif et absolu car ils ne sauraient trouver de réfutation possible dans l’expérience. Telles sont les Idées selon Platon, de pures formes qu’aucun contenu empirique d’expérience ne peut venir ni confirmer ni réfuter. Totalement séparées du monde sensible, elles sont immuables, éternelles et sans exemple donné dans l’expérience quotidienne. Il y a bien du juste dans le comportement de certains individus ou du beau dans certaines productions artistiques (techniques), mais ce ne sont là ni la Justice ni le Beau en soi car les Idées ne se fragmentent pas pour se distribuer ça et là dans le monde sensible. C’est pourquoi celui-ci ne montre que des êtres aux attributs toujours relatifs et jamais absolus. D’ailleurs, les êtres empiriques sont à l’image des êtres mathématiques, leur dimension est toute relative et leur valeur n’a de sens que dans le rapport aux autres. Ainsi les chiffres de 1 à 9 et les figures (cercle, triangle, carré) ne sont définis que dans la relation qu’ils ont les uns avec les autres, semblables en cela au juste qui est compris comme tel à la fois dans sa comparaison à d’autres comportements et à sa participation plus ou moins forte à l’Idée de Justice.

          Déjà Pythagore affirmait que la réalité globale était double : d’un côté, elle est sensible et de l’autre, mathématique au sommet de laquelle la Décade culmine et gouverne l’univers. Toutefois, bien qu’il soit l’héritier de cette vision dichotomique, Platon ne maintient pas cette sorte de suprématie des êtres mathématiques dont l’intelligibilité n’est en dernière instance qu’une propédeutique à la science des Idées, la dialectique, seule pratique discursive à faire participer l’âme humaine au divin. Les êtres mathématiques sont certes relatifs et ne possèdent rien du caractère absolu des Idées. Mais ils sont suprasensibles et en cela ils préparent l’ascension dialectique de l’intellect vers le Bien, point culminant du savoir. Dès lors, comment s’apercevoir que celui-ci est atteint dans une région de l’âme où ne subsiste aucun repère tangible ? Le signe distinctif de la vérité est bien l’adhésion qu’elle suscite. Et c’est parce qu’elle a déjà intériorisé les Idées dans une contemplation originelle que l’âme renferme en elle-même toutes les causes de son assentiment à la vérité. Son mouvement vers elle serait,  semble-t-il, une reconnaissance de ce qui a déjà été pensé et admis qu’une réminiscence ravive et éclaire. L’approche des vérités n’a donc rien d’une connaissance proprement dite, c’est-à-dire l’appréhension d’une forme entièrement nouvelle devant laquelle l’intellect conséquemment resterait étranger. En somme, la vérité des Idées est définitive dans la mesure où, d’une part, elle s’impose à toute intelligence en produisant en elle un accord dont l’harmonie résonne universellement et, d’autre part, n’étant pas une production de l’intelligence, elle n’est ni engendrée ni donc destinée à disparaître, ce qui la rend éternellement valide.

           Ainsi, les Idées platoniciennes sont le point de vue le plus élevé du savoir, le sommet définitif, éternel et indépassable de la science. Et c’est sur elles toutes que rayonne l’Idée souveraine du Bien, comparable au Soleil physique qui éclaire le monde sensible. Cette transcendance idéale de la vérité dont l’âme, à la suite d’une longue et pénible ascension dialectique, peut goûter l’éternité, se paie certes au prix des efforts nécessaires à sa réminiscence, mais aussi au détriment du corps, ce « tombeau de l’âme », et de ses sens relégués à la source des erreurs. Toutefois, on attendrait de la mise entre parenthèses du monde sensible une garantie plus grande concernant le processus de constitution de la connaissance et, tout au moins, un principe fondateur de la vérité du monde intelligible. Et si le schéma transcendant trouve sa justification à travers les mythes et les allégories, Platon ne réhabilite pas la sensibilité en la déduisant des Idées. L’absence de ce contexte de justification rationnelle s’explique par le fait que la vérité définitive des Idées repose uniquement sur la croyance en la métempsychose et, par suite, sur la théorie de la réminiscence ; une insuffisance qui montre à quel point la dichotomie entre les deux mondes sensible et intelligible est catégoriquement une antinomie. Le seul point de passage entre eux est l’âme qui, incarnée, demeure immatérielle et éternelle. En somme, on ne comprend pas pourquoi le monde de l’âme a sa vérité que le monde du corps n’a pas. On compare souvent, à tort d’ailleurs, la dépréciation des sens opérée au profit de la seule vérité des Idées chez Platon à la conception des sens trompeurs chez Descartes. Cependant, cette comparaison n’est pas fondée et demeure le fruit d’une lecture superficielle des textes.

            Pour Descartes, les sens n’ont pas pour finalité de produire des connaissances car connaître est la fin que poursuit l’entendement ; et, étant donné que la vérité est une connaissance valide, ils n’interviennent pas dans la construction de celle-ci. Leur fonction est d’abord de causer des modifications corporelles, lesquelles communiquées à l’entendement lui fournissent la matière sensible de ses jugements. Ce ne sont donc pas les sens qui sont à l’origine de la vérité ou de la fausseté, mais c’est le pouvoir de juger qui détermine le sensible en le qualifiant d’une façon appropriée ou non. Mais si les sens ne sont pas une source directe de vérité ou de fausseté, ils sont toutefois ce par quoi le jugement révèle ses possibles défaillances. En mettant provisoirement le monde extérieur entre parenthèses et en allant jusqu’à douter de son existence, Descartes coupe le circuit d’alimentation des sens, ne laissant dans l’âme que les pures modalités du connaître, à savoir penser, juger, vouloir, sentir, imaginer… L’efficacité de cette mise en doute généralisée doit être d’extraire, non pas le processus de la connaissance dont la description est simplement mécanique, mais ce sur quoi ce processus peut légitimement s’établir pour parvenir à des vérités définitives et dont le principe est, quant à lui, totalement métaphysique. Ce roc sur lequel asseoir la science, ce premier principe si clair et si distinct qu’il est impossible de pouvoir le mettre en doute est le Cogito qui répond directement à la question qui suis-je ? (quid autem ?). Et la conscience pure répond : une chose qui pense (res cogitans). Je suis une chose qui pense, indépendamment du monde et de mon corps qui, s’ils n’étaient mis provisoirement entre parenthèses, m’empêcheraient d’accéder à la vérité définitive de mon intellect, c’est-à-dire à ma pure existence comme condition de ma pensée. Je pense, donc je suis : voilà la première vérité que découvre la conscience pure dans sa réflexion sur elle-même et dans l’ordre des raisons, lesquelles dévoilent successivement les conditions de possibilité de la connaissance. Mais en quoi déduire la certitude d’exister de la pensée est-il un acte fondateur de la science ?

           C’est ici que consiste la modernité de la position cartésienne. Il s’agit de montrer, et cela pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, qu’il n’y a pas de pure pensée détachée de l’être. Penser, c’est-à-dire exercer les modalités de l’âme, est une suite, une dépendance, un attribut essentiel de la substance. Un pur penser, le monde des Idées par exemple, séparé de l’existence d’une âme est inconcevable pour Descartes. Et l’on ne saurait fonder la science sur une abstraction vide et la séparer des fonctions de l’être. Il n’est donc pas question d’attribuer à la pensée une existence jetée hors du monde, ou encore aléatoire, due au hasard, ou même contingente, dépendante de l’inconstance sensible. La pensée en tant qu’acte réalisé est l’essence nécessitée de la substance âme. Penser a donc pour condition l’être. Mais ici l’être n’est pas substantifié comme chez Parménide car les deux substances définies sont l’âme dont l’attribut est la pensée et le corps dont l’attribut est l’étendue. Etre et exister sont une seule et même chose pour Descartes. Et l’existence est première. Elle est ce que la pensée découvre comme la condition pure de son développement. Ce qui signifie que pour faire la science, il faut d’abord poser la vérité de l’existence d’une âme pensante. Ce n’est pas là dire seulement que la pensée sous-entend la réalité de fonctions psychologiques ; c’est aussi affirmer qu’elle dépend entièrement d’une existence métaphysique qui la dépasse dont la vérité culminante est découverte par l’entendement.

           Pour Descartes, seul l’entendement a le pouvoir d’établir, voire de rétablir la vérité concernant la signification du donné sensible (cf. le morceau de cire). Il est même le pouvoir dominant qui fournit à l’âme sa faculté de connaître. La disposition sensible, quand elle est au contact des choses, est dépassée, ordonnée et régulée par la disposition rationnelle. Et les modalités de ces fonctions de l’entendement sont les idées, c’est-à-dire des formes représentatives de la réalité, extérieure ou non à l’esprit comme, par exemple, les idées d’homme, de cheval, de Dieu ou de chimère. Elles ont en cela une valeur de vérité qui est fondée sur le rapport qu’elles ont avec leur objet. La valeur objective de l’idée, son idéat, est ce à quoi sa représentation ou compréhension prétend correspondre. Le cartésianisme reprend ici à son compte l’ancienne définition de la vérité déjà présente chez les philosophes chrétiens de l’Ecole comme adaequatio rei ad intellectum. L’adéquation de la chose à l’entendement est une conformité de la forme, l’idée, et de la matière, l’objet. Mais que peut bien signifier cette « conformité » ou « adéquation » ? Descartes semble soutenir qu’une représentation formelle, dès lors qu’elle est en accord avec un objet, c’est-à-dire dans la mesure où elle contient et figure toutes les qualités objectives, est déclarée vraie. Et nous disons « toutes » les qualités de l’objet, sans exception, car « la vérité étant indivisible, la moindre chose qu’on en ôte ou qu’on y ajoute la falsifie » (Lettre à Mersenne, mars 1642).

           Ainsi, la vérité, selon Descartes, serait ce que produit le pouvoir totalisant de l’entendement, pouvoir qui, en tant qu’extension et application des règles de la méthode, introduit la clarté et la distinction dans toutes nos représentations. Si cette fonction de l’évidence sert de règle à la connaissance et à la construction de la science, elle n’en doit pas moins être fondée sur un principe définitif, un terme dernier, absolu et transcendant. Autrement dit, l’entendement ne saurait à lui seul garantir la vérité définitive, c’est-à-dire éternelle, des propositions de la mathématique ou des lois de la science de la nature. L’éternité de l’égalité 3 + 1 = 4 ne peut avoir l’entendement humain pour origine car du provisoire ne provenir ce qui est éternel. Il doit donc y avoir au fondement des vérités éternelles un Etre, vérité définitive par excellence, dont la souveraine puissance sert de garantie. Et c’est en remontant jusqu’à l’origine des idées que Descartes nous dit avoir depuis longtemps en son esprit celle d’un Dieu souverainement puissant et absolument parfait, lequel est cause à la fois de lui-même (causa sui) et de son idée. La perfection que renferme l’idée de Dieu ne peut avoir pour origine l’imperfection de l’entendement humain car du moins parfait ne peut procéder le plus parfait. C’est donc Dieu lui-même qui est non seulement cause de l’idée de Dieu (et de ce fait, elle est innée), mais également garant de la vérité éternelle contenue en certaines propositions. Ainsi, pour Descartes, connaître, qui n’est autre que découvrir les vérités définitives, est le pouvoir exercé par l’entendement sur lui-même et sur la nature, à partir d’une existence finie et imparfaite entièrement dépendante d’un Dieu infini et souverainement parfait.

         Pour Platon, comme pour Descartes, la vérité n’a donc de définitif que son statut d’objet éternel ce qui induit une rupture entre la vérité et le temps, entre le savoir et l’histoire. Cette rupture est à la fois épistémologique – en ce qu’elle engage des processus cognitifs dont les degrés peuvent être assimilés à des étapes que la pensée est contrainte de franchir pour s’élever d’abstractions en abstractions jusqu’à la vérité, –  et métaphysique – en ce qu’elle crée deux mondes, celui de l’immanence où la réalité empirique s’appréhende dans son incomplétude et celui de la transcendance où la réalité contient et présente toute la  perfection intelligible pensable. Alors même qu’elle sous-tend le besoin naturel de la raison d’étendre son pouvoir au-delà de toute expérience possible et de l’exercer dans un champ où seule la cohérence logique lui sert de guide, la rupture que provoque l’admission de vérités définitives peut ainsi isoler, voire peut-être confiner la rationalité et ses prétentions scientifiques dans un arrière-monde où, l’expérience faisant défaut, elle fabrique ses propres outils conceptuels nécessaires à la construction d’un édifice à la structure strictement formelle. Mais quel peut être la valeur cognitive d’un pareil édifice où la vérité ne rejoint jamais directement l’expérience, mais seulement l’analogie et parfois la symbolique des phénomènes ?

            Les vérités de la métaphysique classique sont par essence définitives, mais on peut le comprendre, semble-t-il, de diverses façons. Tout d’abord, si elles sont définitives « par essence », c’est qu’elles sont des objets irrévocables de la connaissance, non par nature et en soi, mais voulues et définies comme tels par leurs auteurs. Et pour éviter toute polémique susceptible de les remettre en question, les auteurs s’emploient bien souvent à introduire leurs vérités à l’aide d’une critique doxographique de certains philosophes. C’est le cas de Platon à l’égard des sophistes (Protagoras, Gorgias…). D’autres, comme Descartes, s’appliquent plutôt à faire « tabula rasa » de toutes les opinions philosophiques retenues jusqu’à lui. C’est dire que les vérités métaphysiques sont définitives en ce qu’elles ne souffrent d’aucune contradiction, ni interne ni externe. Il ne peut donc y avoir, en droit, de polémique les concernant, bien que dans les faits ce soit toujours le cas, ce qui montre qu’elles ne font jamais l’unanimité. Elles sont d’ailleurs produites et parfois systématisées de façon dogmatique pour être présentées comme les solutions ultimes aux différents problèmes que posent l’âme, la liberté, Dieu… A tel point qu’il est impossible de concevoir un après, c’est-à-dire une poursuite de la recherche d’autres vérités qui viendraient compléter et augmenter la force conceptuelle des premières. Mais cette impossibilité repose ici sur une contradiction dans les termes sans quoi les premières ne seraient plus « définitives ».

            « Dieu existe » et pour Descartes, la vérité de cette proposition n’a rien de provisoire. Absolument définitive, elle est éternellement vraie comme 2 + 2 = 4 ou comme la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits. En ce sens, une vérité éternelle n’est donc plus un objet de croyance, ni même de foi puisque la preuve est donnée au cours d’une démonstration « more geometrico », à la façon des géomètres. Mais alors pourquoi la rigueur des preuves de l’existence de Dieu données par saint Anselme, saint Thomas ou Descartes, ne convainc pas universellement en s’imposant comme certitude absolue à toute raison ? Pourquoi l’argumentation en faveur d’une existence transcendante suscite-t-elle, d’une part, une totale adhésion intellectuelle de certains et, d’autre part, un rejet sceptique chez d’autres ? Il serait trop long d’analyser ici le détail des trois preuves possibles de l’existence de Dieu (car selon Kant, il n’y en a que trois). Il convient simplement d’en rappeler les grandes lignes. La preuve physico-théologique montre qu’il y a dans le monde un ordre conforme à des fins dont la seule nature ne peut être la cause ; d’où la nécessité de faire appel à une cause dernière, à un grand architecte ordonnateur du monde (c’est le démiurge que décrit Platon dans le Timée). La preuve cosmologique, appelée aussi a contingentia mundi par Leibniz, prend comme point de départ l’existence contingente et, en guise de justification de cette contingence, conclut à l’existence d’un ens realissimum, un être absolument nécessaire. Enfin, la preuve ontologique part du concept même d’un être suprêmement parfait pour déduire tout à fait a priori son existence, déduction nécessaire sans quoi cet être à qui il pourrait manquer l’existence ne serait plus parfait.

            La vérité qui se dégage de ces preuves n’est pas définitive car, pour employer un vocabulaire critique, elle est produite à partir d’une confusion entre une existence nécessaire définie a priori et une existence simplement possible. D’où l’illusion dialectique que la raison prend pour une vérité définitive. Si ces preuves sont toutes dignes de respect au regard de l’effort intellectuel qu’elles ont exigé, elles n’ont pas fait progresser la connaissance en l’augmentant de ses vérités. Elles font partie de l’histoire de la pensée et peuvent être interprétées comme des tentatives scientifiques échouées. Mais, tandis que Kant voit dans cet échec une impossibilité totale et définitive de la raison dans son effort pour accéder à la connaissance métaphysique, ces tentatives pourraient être vues également comme des essais qui auraient avorté par manque d’un développement suffisant de moyens intellectuels. Finalement, Kant a montré l’impossibilité des preuves de l’existence de Dieu sous la condition d’admettre une limitation des capacités naturelles de la raison dans ses prétentions spéculatives. Alors qu’il se pourrait que l’histoire universelle permit, non à l’individu, mais à l’humanité de développer suffisamment la part raisonnable de l’homme, et ainsi de voir des vérités définitives surgir des résultats de la recherche philosophique ou venir se substituer aux vérités provisoires (cf. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Deuxième proposition). Dans ce cas, quelle en serait la suite ? Un progrès de la connaissance est-il encore possible au-delà de vérités reconnues comme définitives ?

            La métaphysique est donc la terre natale des vérités prétendues définitives. Mais si, comme nous l’avons vu, elle est leur lieu naturel d’origine, ses prétentions scientifiques, sa rigueur, sa logique et sa cohérence ne paraissent pas suffire à maintenir leur validité d’une façon illimitée. Et il semblerait même qu’à défaut de produire des vérités, la raison structure dialectiquement, degré par degré, des concepts dont l’analogie avec les données empiriques force à une certaine adhésion. Toutefois, dans ces représentations analogiques, il ne s’agit pas pour autant de résultats erronés obtenus d’une raison qui, en l’absence de repère, s’égare car ces essais métaphysiques, dans leur développement systématique, ne manquent pas leur but. Il est plutôt question de concepts et d’énoncés irréfutables, « infalsifiables » dit Karl Popper, c’est-à-dire des propositions théoriques dont l’expérience déductible, testée négativement, ne peut montrer la fausseté. Remarquons que Popper s’oppose à la méthode inductive des positivistes en ce qu’il rejette l’idée de « vérifier » une théorie et ses énoncés universels à partir des énoncés empiriques singuliers (cf. La logique de la découverte scientifique, 1959). L’irréfutabilité ou « infalsifiabilité » est bien ce qui caractérise la métaphysique, caractère qui la distingue de la science en général, laquelle est vulnérable à l’expérience. Cependant, maintenir la métaphysique et la science dans une opposition qui indiquerait un conflit sous-jacent entre le monde de l’illusion et le monde de la vérité est absurde et, peut-être même, motivé par l’image d’un phantasme dont le fanatisme guette. Comme il a été dit plus haut, le début de l’histoire de la connaissance montre une implication réciproque entre la métaphysique et la science à tel point qu’au départ elles ne se distinguent pas. Au IIIe siècle avant J.-C., certains axiomes présents dans Les Eléments d’Euclide et utilisés principalement en géométrie servent aussi, en partie, comme règles logiques aux raisonnements des métaphysiciens ; un siècle et demi auparavant, Aristote, en adossant à quelques théorèmes de Pythagore sa théorie de la démonstration syllogistique exposée dans l’Organon, préparait déjà la structure logique de son argumentation exposée dans la grande Métaphysique.

            Cette mixtion à la fois logique et épistémologique a duré jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, moment où une crise a opéré, d’une part, sur la métaphysique avec l’avènement de la critique kantienne et, d’autre part, sur les sciences comme l’électrostatique, la chimie et la physique dynamique, lesquelles se sont développées dans une double direction, empirique et mathématique. Eloignée du projet cartésien de faire de l’homme détenteur de vérités définitives, le « maître et possesseur de la nature », la disjonction progressive entre la métaphysique et la science est née, semble-t-il, d’une volonté scientifique commune de rechercher une vérité « plus objective », moins imprégnée d’empirisme subjectif. C’est en ce sens qu’il faut interpréter la révision que Franklin fait de l’ancienne théorie dans laquelle l’électricité était considérée comme un « fluide », notion encore métaphysique. Dans la même perspective et à la suite du chimiste anglais Priestley qui voyait l’oxygène comme de « l’air déphlogistiqué », Lavoisier obtint un gaz plus pur et donc plus proche de l’oxygène en chauffant de l’oxyde rouge de mercure (1777). Quant à Newton, même si dans les Principia Mathematica Dieu reste le grand ordonnateur de l’univers, la loi de la gravitation universelle établit un rapport totalement nouveau entre les corps célestes, puisqu’il n’est plus question de rechercher la cause des forces d’attraction existant entre les particules de matière, mais seulement d’en admettre l’existence. Rappelons ici la célèbre formule : Fa/b = Fb/a = G MaMb/d2 où G est la constante gravitationnelle.

         Ces révisions théoriques réalisées au cours de l’histoire ont une conséquence essentielle sur la conception que l’on peut avoir de la vérité en général : tandis qu’elle est le but de chaque recherche scientifique, une fois atteinte par la résolution d’un problème, la vérité est aussi ce qui est le plus menacé par les nouvelles théories. Comme fin, elle est une valeur téléonomique pour la science, comme objet de menace, elle est également l’objet qui vient contrer les vérités concurrentes. Objet d’une compétition intellectuelle permanente où elle est tour à tour menacée et menaçante, la vérité n’est donc jamais définitive. Et c’est dans une sorte de discontinuité de l’histoire des sciences qu’elle est toujours le résultat provisoire d’une recherche dont la linéarité est un mythe. Mais ce n’est pas parce que le cours de la recherche scientifique n’est pas linéaire que la compréhension des phénomènes de la nature ne progresse pas. Chaque nouvelle résolution de problème ouvre la perspective de nouveaux problèmes. L’histoire des sciences est discontinue à cause du caractère provisoire de chacune de ces résolutions. « Provisoire » signifie ici ce dont la validité est limitée et également ce qui est en attente d’une résolution. Et dans le champ de l’activité scientifique, les vérités dont la validité est limitée sont éliminées et remplacées par d’autres plus universelles, c’est-à-dire celles qui supportent un plus grand nombre de tests ; tandis que la partie qui est mise en attente est cumulée et entraînée par la théorie dominante, celle que Thomas Kuhn nomme « paradigme de la science normale », jusqu’à sa modification et son incorporation théorique (cf. La structure des révolutions scientifiques, 1962).

          Le progrès n’est donc ni complètement éliminatoire ni totalement cumulatif : il est sélectif. Il maintient présent ce dont la compréhension peut permettre d’autres investigations pertinentes à l’évolution du paradigme scientifique. Allant de rejet en accumulation, de construction en révision, la vérité est l’objet d’une continuelle révolution dont le départ ne peut être donné que par un défaut de compréhension, une anomalie dans l’approche des phénomènes et donc un état de crise intellectuelle. Ce qui implique une vérité jamais définitive et toujours en mouvement dont la formulation sans cesse recommencée conduit la marche de la science, non pas vers un but ultime, mais pour la satisfaction audacieuse de notre désir infini de connaître.

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Page de garde du Traité de mécanique de Galilée, édition parue à Leyde, en 1638.