Philosopher ensemble

Architecture religieuse et philosophie

L'abbaye du Breuil-Benoît (Eure), en 1702.

Ce que nous dit l'architecture religieuse

Les pierres de l’église veulent s’élancer vers le ciel. Elles échappent ainsi à l’effet de la pesanteur qui les pousse vers le bas, vers la terre.

Par Filiberto Costantini

Définition générale de l’architecture

    Le terme architecture, en latin architectura, est issu du grec  ἀρχιτέκτων  de  ἀρχός/ή  qui signifie chef, principe directeur, et τέκτων (ouvrier travaillant le bois, charpentier, couvreur), qui a aussi donné le mot français  toicture. L’architecture est donc l’art d’agencer des matériaux en vue de couvrir un lieu. Ainsi, l’idée d’habiter en un lieu apparaît-elle secondaire par rapport à celle de s’y abriter et de se protéger contre les éléments naturels. Se prémunir et se défendre contre les débordements, parfois violents, d’une nature dont le principe est de croître, voilà ce qui semble être le but premier de l’architecture. C’est pourquoi avant même de la considérer dans ses fonctions purement esthétiques, au sein des beaux-arts, et plus précisément dans le groupement de la figuration plastique, il convient d’abord de retrouver en elle la τέχνη primitive, c’est-à-dire le pouvoir technique qu’elle a de s’opposer à la nature, pouvoir dont elle est l’intelligence et le développement matériel. Cette opposition première et instinctive semble apparaître en arrière-fond dans chacune des étapes qui constituent une technicité conceptuelle plus extrinsèque, et qui réside dans tous les procédés rationnels qui permettent l’édification d’un bâtiment, de l’élaboration des plans à l’étude des matériaux et de leur résistance, jusqu’à la recherche des outils les plus adaptés à la réalisation de l’ouvrage. C’est là proprement le travail de l’architecte.

L’architecture religieuse unit trois fonctions principielles

     Vouloir faire face aux forces de la nature comme la pesanteur, la lumière, les événements climatiques et même les actions animales, ne saurait se faire d’une façon appropriée et cohérente si dans tout ce travail d’opposition il n’était tenu aucun compte de l’usage de l’édifice. Mais si ce qui guide le projet de l’architecte et qui représente, comme le dit Kant (Critique de la faculté de juger, Première partie, Livre II, § 51, 2), l’essentiel même de l’architecture, c’est l’usage auquel celle-ci est destinée, toute l’entreprise architecturale ne saurait toutefois s’y réduire. Un équilibre doit pouvoir s’opérer entre l’opposition à la nature, l’usage et les préoccupations artistiques car pour l’architecte il ne peut être question de concevoir seulement un abri, une habitation ou une œuvre d’art, mais bien de concilier ces trois exigences. De même qu’une élaboration purement esthétique ne visant que la beauté et l’émotion serait impraticable, une élaboration strictement utilitaire produirait à l’inverse un sentiment d’inachèvement et par là même d’inassouvissement. Cependant, parmi les différents ouvrages du passé, bien peu d’exemples nous sont donnés d’une architecture qui a pu maintenir l’unité de ces trois fonctions depuis son apparition jusqu’à nos jours. Certes, on pourrait citer l’exemple des bâtiments militaires, des plus anciennes forteresses égyptiennes de l’époque thinite (-3000 av. J.C.) aux grandes casernes napoléoniennes ou encore des châteaux cathares aux bunkers les plus récents, mais l’unité dont nous parlons ne s’est pas montrée aussi constante au cours de leur histoire que dans celle de l’architecture religieuse, et principalement chrétienne, où tout a été fait pour maintenir une totale cohésion entre la lutte contre les éléments naturels, l’économie pragmatique et l’esthétique de l’absolu.

La religion comme vision du monde 

     Concrètement, ce qui occupe la vie d’une communauté religieuse, au delà de la satisfaction de ses besoins matériels, concerne directement l’élaboration et la transmission de sa tradition (orale ou écrite), ainsi que l’organisation et le respect de ses règles rituelles. La tradition et le rite constituent un élément culturel toujours en mouvement, non qu’ils soient dans leur propre sphère l’objet d’une mise en question radicale et interne ou qu’ils seraient animés d’un élan réflexif et extensif à l’égard de nouveaux savoirs, mais plutôt parce qu’ils sont, en tant que dogme, cultivés analytiquement (exégèse) et circulairement (culte) à l’intérieur d’eux-mêmes.  Ce mouvement doctrinal anime intrinsèquement le corps des croyants qui, à travers une activité d’assimilation et de répétition, maintiennent entre eux une liaison organique et didactique. Plus abstraitement, cette vie du corps religieux n’aurait pas de sens sans l’adoption par lui d’une cosmogonie dans laquelle une vision globale du monde, et plus particulièrement de son origine divine, sont établies ou révélées. Et c’est de cette conception cosmogonique première que dépend l’orientation spirituelle du dogme, laquelle représente toute la source d’inspiration esthétique. Par exemple,  à une cosmogonie polythéiste – égyptienne, grecque ou romaine –,  s’ensuit une architecture symbolique, sereine et virile, tandis qu’une cosmogonie monothéiste, adoptée dans le judéo-christianisme, inspire une architecture façonnée dans le mystère, la souffrance et l’inquiétude. L’architecture chrétienne qui nous intéresse ici développerait la vision d’un monde empreint de solitude, marqué à jamais de l’incompressible éloignement à l’égard de Dieu. La chute de l’Homme dans le monde suite à son péché originel a définitivement séparé l’humain du divin. N’étant plus auprès de sa créature, Dieu s’est retiré dans un au-delà, un arrière-monde profond et secret. Par suite, l’architecture religieuse témoigne d’un double mouvement, celui du retrait de Dieu à l’égard du monde et celui de la reconquête humaine du royaume perdu.

« Eli ! Eli ! Lama sabachthani ? »

Et à la neuvième heure, Jésus jeta un grand cri en disant : « Eli ! Eli ! Lama sabachthani ? », ce qui, traduit, veut dire : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Marc, XV, 34. Psaumes, XXII.

     Au comble de sa souffrance sur la croix et dans ce qui fut l’un de ses derniers souffles, Jésus appelle Dieu et lui demande pourquoi l’a-t-Il abandonné. Dans ces paroles, point de reniement ou même simplement de doute sur la présence de Dieu au cœur du Christ mourant. Nous y voyons plutôt, d’une part, l’expression d’un homme qui se pense, comme tous les autres, originellement maudit de Dieu et dont le sacrifice personnel mènera à l’expiation de tous les péchés, et d’autre part, un signe ultime d’humilité par lequel il manifeste le désarroi dû à l’inachèvement de sa mission. Abandon originel et mission inachevée, tels seraient peut-être les dernières pensées du Christ et par suite les sentiments chrétiens sur lesquels ont été bâties les premières églises. Ainsi, retrouver Dieu et répandre sa parole constitueraient la réponse fonctionnelle et dogmatique de l’architecture dont l’usage était d’abord hérétique (du grec αιρετικός qui signifie choix, doctrine), à l’image des écoles philosophiques de la Grèce antique. L’architecture des plus anciennes églises chrétiennes, découvertes notamment au Nord de la Jordanie et dont la fondation se situerait entre le Ier et le IIIe siècle, témoigne de la double nécessité de se recueillir et d’enseigner, de prier et de recevoir le message divin. Les chœurs et certaines absides en arc de cercle proposent le plus souvent des bancs en pierre disposés eux aussi circulairement offrant aux disciples les conditions matérielles de la méditation et de l’écoute. Tourné vers l’Orient, le lieu religieux regarde là où le Soleil se lève comme le symbole de la renaissance et donc de la résurrection. Ce lieu ne deviendra véritablement sacré et ouvert aux fidèles qu’à la suite de la reconnaissance par Rome de la religion chrétienne (édit de tolérance du 13 juin 313 publié à Milan par Constantin Ier), époque où le transept apparaît et vient couper la nef pour composer le chevet, à savoir le chœur et l’abside, le tout formant la croix architecturale du Christ, d’abord en tau, puis en croix latine. 

Le retrait du monde 

     A l’inverse des temples grecs ou romains, séparés du monde par un péristyle restant ouvert sur l’intérieur ou sur l’extérieur, les premières églises romanes imposent une épaisse frontière physique entre le dehors, lieu profane, et le dedans, lieu sacré. Au milieu du XIIe siècle et avec l’apparition des premières églises gothiques, elles intègrent de part et d’autre du vaisseau central une colonnade, sorte de vestige du péristyle antique, lequel n’offre qu’une communication intérieure entre la nef et les bas côtés. Quant aux larges murs d’enceinte, ils facilitent le soutènement des voûtes tout en matérialisant une solide fermeture au monde extérieur. Il s’agit pour les fidèles qui pénètrent dans ces lieux de se retirer d’un monde où s’est commis le crime le plus tragique et le plus douloureux, mais aussi où les chrétiens, persécutés jusqu’au début du IVe siècle, n’ont pas toujours eu la liberté de leur culte. D’où une valorisation extrême de l’intériorité. En délimitant ce lieu spécifique, l’architecture religieuse réalise autant qu’elle favorise l’intimité de l’âme avec Dieu. Espace de prière et d’invocation, elle offre de renoncer au monde en suggérant un repli sur soi, tant spirituel que corporel. La question des ouvertures sur l’extérieur est donc importante. Pourtant, l’ornement architectural qu’est le vitrail ne peut être considéré comme une ouverture sur l’extérieur ; il filtre la lumière du dehors à travers des scènes issues de l’histoire ou de l’iconographie chrétienne. La lumière n’est donc pas laissée dans sa réalité naturelle ; elle est détournée et utilisée comme le support de la représentation. Dans le style gothique naissant de la fin du XIIe siècle, les longues ouvertures s’élançant vers le ciel feront pénétrer plus symboliquement la lumière de Dieu dont la réalité possible (ens realissimum) se trouvant originairement dans l’âme, devient Dieu de lumière. Toute réalité étant concentrée dans cette intériorité dès lors absolue, il s’agit de cultiver davantage l’obscurité ou l’ombre que la lumière ou la clarté. La méditation devient ainsi une ouverture sur l’intérieur de l’âme, laquelle n’a nul besoin, pour retrouver Dieu, de reconnaître et d’admirer les beautés et les bienfaits du monde extérieur. Le christianisme n’est ni un vitalisme ni un panthéisme, encore moins un animisme où Dieu serait identifié à tout être naturel. En conséquence, l’architecture qui le consacre est une fermeture à la nature et une concentration sur l’intérieur, l’objectif étant de réaliser un lieu retiré d’un monde où Dieu s’est retiré lui-même. Les monastères sont certainement les exemples les plus significatifs d’un retrait du monde car, non seulement ils sont physiquement clos et délimités, mais aussi économiquement autonomes. Lisons ce que dit saint Benoît : « Le monastère doit, autant que possible, être disposé de telle sorte que l'on y trouve tout le nécessaire : de l'eau, un moulin, un jardin et des ateliers pour qu'on puisse pratiquer les divers métiers à l'intérieur de la clôture. De la sorte les moines n'auront pas besoin de se disperser au-dehors, ce qui n'est pas du tout avantageux pour leurs âmes » (Règle de saint Benoît rédigée à partir de 540).

L’opposition infinie entre le fond et la forme

      Une conception du système des arts devenue classique place l’architecture en tête, non comme la forme artistique la plus élaborée, mais au contraire comme celle qui exprime l’esprit de la façon la plus empirique (cette classification s’entend comme suit : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la poésie). On comprend dès lors quelle peut être toute la difficulté pour l’architecture religieuse de donner une forme sensible à l’absolu qui est son objet propre et aussi  l’objet en général le plus métaphysique. Des arcs romans dont la douceur appelle à une certaine protection divine aux formes gothiques élancées qui évoquent davantage l’imploration et le déchirement, le fond religieux de l’expression architecturale reste lié à la subjectivité, à la foi et à l’attachement de l’âme à Dieu, tandis que la forme, même si elle apparaît légère et aérienne dans la dentelle sculptée du gothique flamboyant, demeure prisonnière de la pierre, de sa lourdeur et de sa froideur. Le fond et la forme s’opposent ici comme le subjectif et l’objectif, comme l’absolu et le temporel. D’où l’abstraction totale de l’architecture religieuse. Bien qu’elle réalisât l’unité des trois fonctions principielles décrites plus haut, à savoir une opposition à la nature, une économie pragmatique et une esthétique de l’absolu (unité du reste indivisible), sa signification globale demeure cependant abstraite, c’est-à-dire détachée de toute exigence strictement et purement empirique. Par exemple, son opposition à la nature est essentiellement une opposition à la temporalité : l’architecture religieuse doit permettre de bâtir une Église immatérielle, institutionnelle et éternelle, « pour les siècles des siècles ». Quant à son usage, il désigne une habitation symbolique à travers la double représentation de l’asile, lieu inviolable, et de la maison de Dieu, lieu de culte. Enfin, si l’on considère son esthétique, on s’aperçoit qu’elle utilise la forme sensible comme le moyen d’exalter et de nourrir la passion de l’âme. Par conséquent, la conception même de l’architecture religieuse, directement soumise à l’unité de ces principes, s’abstrait de toute fonction exclusivement empirique pour répondre à un ordre supérieur, inaliénable et irrécusable, l’ordre absolument impérieux du sacré.

La dimension sacrée de l’architecture religieuse

      L’adjectif sacré (du latin sacer et sancire) signifie à la fois ce qui est séparé et inviolable. Le sacré comme substantif impose une limite et circonscrit un domaine que l’on ne peut franchir. La règle que dicte le sacré est donc l’interdit, borne morale et religieuse que l’on ne saurait dépasser avec une totale liberté sans profaner l’espace métaphysique tout entier (le tabou, dans la langue polynésienne, s’oppose de la même façon au noa). Si nous voulons mettre le sacré en relation avec les trois principes de l’architecture religieuse évoqués plus haut (opposition à la nature, économie pragmatique et esthétique de l’absolu), de nouvelles orientations s’ouvrent laissant apparaître des significations complémentaires.

  1. L’espace sacré que désigne l’architecture religieuse s’oppose à l’espace naturel en tant qu’il est le représentant d’une Église immatérielle. Le matériel (la pierre, le bois, le verre, le plomb…) vise ainsi une représentation immatérielle qui le commande en retour. Cette immatérialité se définit elle-même comme intemporalité laquelle se traduit concrètement par la volonté de durer. Autrement dit, l’église physique a été bâtie pour durer indéfiniment sur le modèle d’une Église métaphysique éternelle. La sacralisation de son espace requiert une injonction rituelle à l’immutabilité et, en dernière instance, une fondation liturgique et théologique sur l’éternité divine. La première dimension sacrée de l’architecture religieuse fait donc prévaloir le sens intemporel de son origine et de sa destination.
  2. La maison de Dieu où chacun peut demander asile révèle une intériorité sacrée,  c’est-à-dire une enceinte exclusive et préservée dans laquelle tout humain trouve refuge et protection. Sacré signifie ici fermé au monde et ouvert à Dieu. L’extérieur n’a plus de valeur. Il n’a plus de réalité. Ce qui vaut c’est l’intérieur, l’intimité de l’âme avec elle-même, le spirituel. Au fondement de cette vie intérieure et de la communication avec Dieu il y a la foi qui est appropriation du divin par le cœur et par le verbe. Tout cela que l’on nomme le sentiment religieux est proprement un lien sacré (religare) avec le monde invisible du divin. La foi du cœur et du verbe reste pourtant irrécusable et indicible. Elle participe au mystère tout comme la part sacrée que l’architecture religieuse cherche à matérialiser en maison de Dieu.
  3. Les pierres de l’église veulent s’élancer vers le ciel. Elles échappent ainsi à l’effet de la pesanteur qui les pousse vers le bas, vers la terre. L’église veut reconquérir le royaume perdu et rejoindre Dieu. Elle n’est pas seulement le triomphe et la gloire de Dieu sur terre ; elle est aussi et surtout la manifestation d’une conscience abandonnée, malheureuse et déchirée entre la terre et le ciel. L’église, dans l’abstraction de son esthétique, est une élévation physique en même temps qu’elle vise à élever l’âme métaphysiquement vers le royaume de Dieu. Son esthétique est sacrée en ce qu’elle exprime le mouvement vers les hauteurs transcendantes, vers la puissance infinie du savoir et du pouvoir. En retour, le sacré est le commandement absolu de la loi divine qui contraint à l’obéissance et qui ramène vers le bas de l’âme.

Lieu sacré et lieu saint

     L’architecture religieuse se définit par l’expression d’une esthétique de l’absolu sur le mode du sacré, en revêtant l’iconographie symbolique de la séparation, de l’interdit et de l’idéal. Elle se distingue en cela comme le moyen d’une communication exclusive et humanisée avec le monde supra-humain, celui où règne la puissance infinie d’un Dieu souverain et législateur dont le premier commandement est un interdit (ne pas manger le fruit de l’arbre de la connaissance). C’est en cela qu’elle délimite un lieu de soumission et d’obéissance, un espace où le sacré ordonne un respect sans condition, une enceinte réservée et opposée au profane (pro-fanum « qui est devant l’enceinte réservée »). Néanmoins, la sacralisation de l’église n’a pas toujours le sens d’une sanctification, même si sacré et saint signifient globalement la même chose. Le domaine d’extension de ce qui est sacré est plus important que celui de ce qui est saint car il s’applique aussi à certaines valeurs laïques ; c’est en ce sens que l’on dit de la vie en général ou des droits de l’enfant qu’ils sont sacrés. A cet humanisme, le saint ou le sanctifié oppose un rapport exclusif au religieux, ce qui le rend plus déchiffrable, moins mystérieux et donc un peu plus compréhensible, même si le lien fondateur de la sanctification reste à jamais caché. Le lieu sacré décrit ainsi un espace plus vaste, mais en même temps, plus flou, que le lieu saint qui désigne à l’origine le fond du temple, là où l’on soustrait au regard les tables de la Loi que contient l’Arche de l’Alliance primordiale entre le peuple d’Israël et Dieu. De l’Alliance sainte à la sainteté de Moïse, ainsi que celles du Mont Sinaï et du fond du temple, tout est représenté dans la séparation, comme pour le sacré, avec toutefois une dimension supplémentaire : le lien secret avec le divin que réalise la sanctification possèderait une origine mémorielle contrairement au sacré dont la source immémoriale défie tout effort de réminiscence. C’est en ce double sens que l’église est, d’une part, toujours sacrée parce qu’elle est le lieu où se répète une histoire qui tire sa grandeur dans un temps sans mémoire (c’est le sens de l’histoire qui dit de Jésus qu’il est le fils de Dieu) et, d’autre part, sainte parfois en ce qu’elle peut témoigner d’une histoire mémorable et formulable (le fond du temple où aurait été cachée l’Arche d’Alliance).

Le monument

     Sacrée ou sainte, immémoriale ou historique, l’architecture religieuse est entièrement dédiée au souvenir primordial et au travail de mémoire qui lui est dévoué. Elle donne à voir un monument (monumens), c’est-à-dire étymologiquement une réalité qui « donne à penser » et qui « fait se souvenir ». A ce titre, le monument peut abriter des cryptes (à partir du VIe siècle, appelées aussi des confessions) et servir également de « tombeau » à des saints et à des martyrs ou encore à des seigneurs et à des rois dont les mérites sont reconnus de l’Église. L’art monumental dans lequel s’inscrit l’architecture religieuse circonscrit un espace où le temporel et l’intemporel s’interpénètrent pour constituer un milieu conceptuel homogène, celui de l’acte commémoratif. Le passé immémorial ne se fige pas dans un rituel de pure liturgie où l’amnésie menace ; il est intégré à des reprises factuelles et historiques dont la narration célèbre de façon apologétique la valeur hiératique. L’église devient ici le lieu physique de toutes les oppositions métaphysiques : d’abord celle d’offrir une communication avec le Créateur du Monde dans une enceinte fermée au monde ; ou celle d’être au sommet de la sophistication artistique le symbole de la parfaite humilité ; ou encore celle qui consiste par un acte de commémoration collective à révéler et à nourrir le mouvement individuel de la foi ; ou enfin celle de vouloir par un acte d’anamnèse se souvenir à la fois de Jésus homme et du Rédempteur. L’immense diversité des monuments que l’architecture religieuse a fait apparaître au cours de l’histoire maintient unie la contradiction d’un lieu hautement visible dont l’exubérance célèbre indéfiniment un monde invisible. Mais c’est le contenu cultuel lui-même qui tend à résoudre la contradiction. Le corps vivant des croyants qui constitue l’essence organique du monument commémore la vie et la mort du Christ par la sanctification de sa réalité historique. Sanctifié, le Christ est celui qui participe au divin, en parole et en acte : son intercession auprès de Dieu le Père fait de lui plus qu’un homme ; il est le fils de Dieu et de l’Homme, l’Église est sa maison et l’humanité est sa mémoire.

Conclusion

      L’architecture religieuse n’est pas un style, une manière architecturale préréglée de construire des édifices. Ce n’est pas un domaine particulier de l’art de bâtir ni même une école d’architecture dont la doctrine se déclinerait différemment selon les individus, les lieux et les époques. L’architecture n’utilise pas non plus le religieux pour exprimer une architecture. Elle n’est pas un exercice purement technique qui apporterait des réponses esthétiques et fonctionnelles à une thématique précise. Ce n’est pas davantage une sphère culturelle ou artistique contenant des notions prédéterminées et dans laquelle l’artiste bâtisseur puiserait son inspiration. Toutes ces options dont les arguments règlent les conceptions les plus courantes à ce sujet ne semblent guère convenir à une entreprise dont le principe premier ne peut être que spirituel. Certes, l’art de bâtir ne peut se passer d’une technique et d’un savoir lié à la science des matériaux. Mais la forme architecturale à laquelle parvient cet art ne peut jamais dépendre d’un fond empirique puisque le fond de tout édifice religieux est l’absolu lui-même, ce qui n’est pas le cas des édifices civils et militaires. Ceux-ci peuvent intégrer des ornements divers et même des éléments d’art issus de la sculpture ou de la peinture ; mais l’architecture courante utilise cette intégration, comme le dit Schopenhauer, « à titre de décoration accessoire et pourrait d’ailleurs s’en passer » (Le monde comme volonté et comme représentation, 43). L’architecture religieuse n’intègre pas l’art ; elle ne l’utilise comme un accessoire ; mais elle fusionne totalement avec lui pour ne former qu’une seule et unique pièce. Car comment retirer une statue sans laisser une niche vide ? Comment regarder certaines voûtes ou coupoles indépendamment de leurs fresques ? En assemblant toutes les pierres de l’ouvrage religieux, l’architecte rassemble et unifie les éléments matériels d’une œuvre d’élévation spirituelle. Il ne s’agit pas de les rapprocher comme les pièces d’un puzzle, mais plutôt de les fondre jusqu’à l’harmonie, jusqu’à obtenir un tout unifié et accordé, à l’image du monde originaire, né des mains de Dieu.

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