Philosopher ensemble

Le temps comme problème

Sommes-nous prisonniers du temps ?

Par Filiberto Costantini

            Sommes-nous prisonniers du temps ? La question peut sembler aussi inconséquente que naïve car, spontanément, nous sommes portés à répondre par l’affirmative et à défendre ce qui apparaît comme une parfaite évidence. On conçoit, en effet, assez difficilement comment nous pourrions échapper au déroulement inéxorable du temps et au changement continuel auquel il expose tout être. Alors même que la question paraît nier ce que nous admettons comme un des fondements premiers de la condition humaine, sa formulation présente, toutefois, l’intérêt majeur de solliciter une enquête sur le champ d’action du temps et sur d’éventuelles limites à ses effets. Une recherche de ce genre peut certes paraître bien audacieuse, voire infaisable car, pour la mener, il faudrait supposer une possible faille dans le mécanisme du temps d’où peut-être nous pourrions fuir. A l’image d’un prisonnier qui descelle les barreaux de sa prison et qui s’évade, nous trouverions probablement un point de passage pour sortir hors du temps et échapper ainsi à son contrôle. Mais l’évidence de la temporalité est si forte, si connaturelle à la conscience, qu’elle maintient un solide scepticisme au regard de cette problèmatique fuite hors du temps. Dès lors, tout désir d’une échappée extra-temporelle est-il condamné à l’échec ? Et au nom d’un possible insuccès, faut-il se résigner et accepter de vivre  comme des prisonniers du temps qui jamais ne tentent de remettre en question leur condition et qui préfèrent renoncer à toute révolte plutôt que d’entreprendre une libération illusoire ?

            Le temps est une évidence même si vouloir connaître le temps ne mène à rien d’évident. Je pense, en effet, savoir ce qu’est le temps et quelle est sa signification vraie. Je l’intuitionne, je le devine, avec l’impression de saisir son essence « mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus », nous dit saint Augustin (Confessions, Livre onzième, chapitre XIV). Je peux bien me représenter clairement ses effets, le changement qu’il produit sur tout, la vieillesse des êtres vivants ou la dégradation des objets qui m’entourent ; il est possible, à l’aide d’une horloge atomique au césium 133, de diviser son mouvement avec une très grande précision : à raison de 9 192 631 770 Hertz par seconde, la division du temps conventionnel correspond à la rotation terrestre avec un degré d’erreur proche du zéro. Néanmoins, toutes ces observations et ces mesures ne peuvent me donner à penser ce qu’est véritablement le temps. Et les questions concernant sa réalité restent sans réponse claire. Nous ne pouvons savoir, en effet, si le temps a une réalité propre et indépendante ou si sa réalité est issue d’une interaction physique universelle ou encore si elle est liée à la subjectivité humaine. La représentation du temps est donc indéterminable bien qu’elle puisse avoir l’apparence d’une saisie d’une grande clarté. Cette évidence du temps ne semble ainsi porter que sur une forme vide, un être totalement fuyant, un « immatériel » comme disaient les Stoïciens. Et nous serions les prisonniers de ce que nous percevons avec lumière, mais aussi de ce qu’il nous est interdit, semble-t-il, de connaître vraiment. Comment est-ce possible ? Ne serions-nous pas ici dans le jeu d’une illusion ?

            Que nous ne puissions saisir objectivement l’essence du temps ne paraît pas empêcher l’évidente perception de son mode opératoire empirique, à savoir du changement que subissent les êtres, tant du point de vue de leur mouvement et de leur position que de celui de leur réalité propre. Ce que donc nous entendons ici par évidente perception n’est autre que le jugement « attentif », dirait Descartes, que nous portons sur les mécanismes les plus apparents du temps. Et c’est à partir du déroulement des événements, notion encore assez imprécise, que nous jugeons de leur succession et des rapports interactifs qu’ils entretiennent les uns avec les autres, en élevant plus précisément cette interaction factuelle jusqu’à la catégorie de la causalité. Même si le temps reste un concept métaphysique, sa dynamique semble liée à notre mode de perception dont l’habitude constituerait la répétition intellectuelle naturelle. C’est Hume qui le premier a vu que notre habitude de concevoir qu’à un événement A succède un événement B qui lui-même succède à un événement C, et ainsi de suite, était propre au mode de fonctionnement de notre intellect. En cela, il a réveillé Kant de son « sommeil dogmatique » en indiquant la voie subjective et empirique qui mène à la causalité. Mais si, pour Hume, la causalité par où le temps permet la liaison nécessaire entre les phénomènes demeure la production intellectuelle indépassable d’une « conjonction coutumière » (Enquête sur l’entendement humain, V, 1), on peut la comprendre, d’après Kant, selon deux niveux distincts : le premier empirique où tout ce qui arrive est de l’ordre du phénomène déterminé suivant les lois universelles de la nature ; le second transcendantal où tout ce qui arrive est de l’ordre du noumène (de la chose en soi) dont la liberté est la causalité inconditionnée qui résulte de l’autonomie de la volonté. Si empiriquement, c’est-à-dire du point de vue strict de l’expérience perceptive, tout le donné de nos représentations est spatio-temporel, qu’en est-il de ce point de vue transcendantal ? Sommes-nous autorisés par lui à une échappée hors du temps ?

            Dans l’examen critique que fait Kant de l’Analytique (Critique de la raison pratique, I, Livre premier, chapitre III), une définition importante est donnée de la liberté transcendantale : elle doit être conçue comme « l’indépendance à l’égard de tout élément empirique et par conséquent de la nature en général, considérée soit comme objet du sens interne, simplement dans le temps, soit comme objet du sens externe à la fois dans l’espace et dans le temps » (PUF, 1943, page 103). Cette indépendance à l’égard de tout élément empirique ne doit pas être regardée comme une simple mise à distance de l’expérience car ce serait adopter là encore la conception des empiristes dont le défaut majeur est de ne pouvoir rendre compte de la nécessité objective de l’action et qui s’en tiennent à une nécessité simplement subjective (comme Hume le fait de l’habitude), laquelle empêche d’élever la catégorie de la causalité jusqu’à l’inconditionné et, par suite, de reconnaître à la liberté sa réalité (CRPr., Préface). La liberté transcendantale est un affranchissement total non seulement du donné empirique, lequel est objectivement la production de l’enchaînement entre certaines causes et certains effets, mais aussi des conditions subjectives qui en déterminent temporellement et spatialement la réalité. Ce qui signifie qu’à ce niveau transcendantal, le temps (tout comme l’espace) n’est plus la condition nécessaire à la réalité de la liberté. Son dépassement doit même impérativement intervenir pour que la raison pure pratique puisse s’élever au-dessus des contradictions entre le déterminisme de la nature et l’indétermination du vouloir, et  se représenter ainsi l’idée d’une spontanéité absolue, c’est-à-dire du pouvoir que possède la volonté de commencer absolument une série de causes à partir de la loi morale. La liberté est un pur commencement de l’action ; on peut dire que c’est elle qui fait tomber l’action du monde pur dans le temps. Mais à l’inverse, pour en découvrir le principe pur, la catégorie de la causalité ne peut plus être schématisée par le divers spatio-temporel car la loi morale qui détermine sans restriction la volonté est une cause inconditionnée et libre. C’est en cela une véritable séparation d’avec le temps qui n’est possible que si l’on considère la liberté non plus du point de vue spéculatif, afin d’en déterminer la connaissance a priori, là où précisément la Critique de la raison pure a permis de montrer que toute tentative qui prétendait en découvrir la vérité échouait, mais seulement du point de vue de son usage pratique qui suppose l’analyse préalable des conditions qui rendent possible l’action, ce qui est sans rapport avec un usage simplement empirique.

            Toutefois, s’affranchir du temps pour concevoir la liberté, non dans son usage pratique, mais du point de vue transcendantal, reste un acte théorique dont la valeur de vérité paraît avoir l’analogie pour fondement ; car si la temporalité, comme condition formelle, n’est plus nécessaire à la réalisation de l’action libre, la raison pourrait en être toute négative, à savoir que seule l’incohérence conceptuelle doit être évitée. Certes, la volonté en tant que force d’action est positive ; certes, la loi morale que celle-ci se donne est un acte d’autonomie positive ; la liberté dont il est question est donc éminemment positive dans la mesure où l’action qui en résulte est un pur commencement indépendant du déterminisme de la nature. Mais cette action ne semble être qu’une forme dépourvue d’apparence qui, si elle devenait un phénomène, perdrait sa cohérence, sa liaison interne et entrerait, par là même, en contradiction avec la causalité naturelle puisque celle-ci est régie par une autre loi que celle de la liberté. Finalement, la raison de l’analogie d’une séparation d’avec le temps est bien logique. Elle reste en cela soumise in fine aux conditions du temps. L’approche théorique de la liberté transcendantale requiert bien un certain désenchaînement des causes de la nature que l’on pourrait interpréter comme un contact avec l’éternité. Bien sûr, Kant n’est pas Platon et tout le travail critique pour déterminer si le champ d’investigation métaphysique est légitime n’apparaît nulle part dans les dialogues platoniciens, ni comme présupposé ni comme projet. Mais a contrario, il semblerait qu’une rémanence de la dichotomie platonicienne (dichotomie devenue classique pour la métaphysique) entre le monde sensible et le monde intelligible soit encore présente dans la conception kantienne qui maintient comme absolument séparés les phénomènes et les noumènes (bien que ceux-ci soient les principes de toute réalité), séparation qui circonscrit, d’une part, la réalité empirique soumise aux conditions spatio-temporelles à partir de laquelle la physique établit les lois de la nature et, d’autre part, la réalité transcendantale indépendante du temps et de l’espace à partir de laquelle la liberté manifeste son fait et sa loi.

            Si l’on divise le monde en deux parts, l’une sensible et l’autre intelligible, c’est pour mieux distinguer, semble-t-il, une première dimension où le temps opère succession et changement d’une seconde formée d’éternité où succession et changement n’existent pas. Mais il ne peut s’agir ici d’une division ontologique séparant deux êtres aux propriétés essentielles fondamentalement différentes sinon ils seraient tous deux pensables et peut-être même connaissables selon deux modes totalement distincts, ce qui exclut l’exercice de la science aussi bien dans le champ de l’un que dans celui de l’autre. L’unité de la raison serait alors divisée elle aussi, ce qui paraît n’être possible qu’en supprimant la raison elle-même. En effet, si le sensible et l’intelligible formaient deux dimensions séparées, aucune représentation de l’une ne pourrait être mise en relation avec une représentation de l’autre. Par exemple, la physique est mathématisable parce qu’il y corrélation entre les deux sciences, et que de cette corrélation naît une synthèse dont les prédicables intelligibles sont des concepts formels appliqués à des objets selon les règles de la logique d’attribution (inférence, fonction, argument…). La possibilité de cette synthèse suppose qu’une opposition radicale entre temps et éternité n’est pas soutenable. Ils doivent constituer non pas deux opposés totalement hétérogènes, mais deux aspects homogènes d’une même réalité, laquelle, subjectivement, existe comme sujet et, objectivement, comme espace. L’homogénéité du temps et de l’éternité, conçue à travers ces deux niveaux subjectif et objectif, permettrait-elle un passage de l’un à l’autre, une échappée hors du temps par un contact avec l’éternité ?

            Toute conscience est limitation et découpage instantané d’une part d’éternité. Nous le constatons dans toutes nos opérations spontanées de conscience. Lorsque notre attention se fixe sur une représentation, quelle qu’en soit la clarté, nous segmentons au présent du donné successif, passé ou futur, dans une portion plus ou moins grande de temps que nous délimitons à partir d’un continuum indéfini et réversible. Ce fragment de temps dans lequel nous agitons la vie, dans un souvenir ou dans une anticipation, semble devoir sa réalisation à une structure invariable, non discrète et moins élémentaire qui, étant indéfiniment continue, est indéfiniment divisible. Dans les représentations empiriques, les éléments successifs n’apparaissent jamais dans une parfaite continuité. Empiriquement, le divers temporel de nos représentations est discontinu, même si rationnellement il est conçu comme la succession de causes et d’effets. L’expérience ne montre pas un déroulement lisse, constant et suivi des phénomènes. Et si nous parlons d’enchaînement, c’est bien qu’il y a des ruptures incessantes entre les antécédents et les conséquents. Des liens intermédiaires sont créés entre les événements par la conscience qui les unifient de façon synthétique pour les globaliser en une seule représentation dynamique. La segmentation du temps ne semble possible que sur la double flèche réversible de l’éternité. Le fond de notre conscience temporelle constitue ainsi un élément éternel dans lequel vivent toutes nos représentations. Toutefois, si l’éternité paraît être le fondement de la conscience du temps c’est qu’elle se déploie tout entière dans la phénoménalité singulière du sujet pour fonctionner comme le principe même de son identité.

            Ce qui autorise chacun d’entre nous à affirmer la fixité de son identité c’est la permanence du sujet présent à lui-même. Il ne s’agit pas là d’un simple sentiment ou d’une croyance ; ce n’est ni une représentation affective du moi ni une conviction. L’identité comme  permanence du sujet à lui-même est un principe de correspondance instantanée et d’unité à la matière, en l’occurrence ici au corps. On ne saurait chercher ailleurs que dans la matière le principe d’une unité continuée, même si celle-ci finit par se corrompre et se disperser. En cela, la temporalité de la matière n’est pas un obstacle à la pérennité de l’identité. Ce qui veut dire que la naissance et la mort, « la génération et la corruption » en termes aristotéliciens, en somme la finitude n’entravent pas la présence continuée de soi à soi même si elles en représentent le commencement et le terme. Et inversement, ce n’est pas parce que cette unité présente à soi prend le sens d’une échappée vers la permanence qu’elle n’est pas globalement elle-même un segment du temps. Autrement dit, l’éternité par où l’identité du sujet tire sa permanence n’empêche pas le sujet d’être limité dans le temps. L’unité au corps semble donc avoir pour principe une certaine invariabilité qui, bien qu’étant contraire aux mouvements successifs qui constituent la matière en général, confère à celle-ci son identité, c’est-à-dire une réalité continuée suffisante pour exister durant un temps déterminé. Toutefois, il n’est pas question ici d’emprunter la voie platonicienne pour montrer que la matière ne participe pas à l’intemporel, contrairement à l’âme dont la contemplation originelle des Idées lui donne non seulement un accès réminiscent à la vérité, mais également une essence éternelle et divine.

            L’idée que nous soutenons est que notre conscience se porte naturellement à résoudre la difficulté de la coexistence certes problématique, mais non contradictoire, de l’unité temporelle du corps et de l’intemporalité de son identité. Comment faire coexister dans la meilleure unité qui soit le devenir matériel du corps et la permanence de ses déterminations objectives ? L’effort pour faire naître cette coexistence exige qu’il ne puisse y avoir de mépris pour le corps car le corps est connaissable rationnellement et sa connaissance est une extension possible de la science. Mépriser le corps reviendrait à mépriser la raison. Le corps est, en effet, déterminable à l’aide de concepts empiriques et formels dont la synthèse recherchée doit pouvoir constituer un ensemble de lois supposées définitives et intemporelles. C’est donc parce que nous sommes dans la temporalité matérielle que nous recherchons l’intemporel à travers la vérité. Et la possibilité même de cette recherche montre que, bien que nous soyons dans le devenir, nous n’en sommes pas prisonniers. Nous avons le pouvoir de produire de l’intemporel en formalisant les données de la matière, en d’autres termes, en la spatialisant dans un système de coordonnées où l’espace et le temps sont interdépendants. L’intemporel n’est pas une notion commune de la science. Elle peut être remplacée ici par les notions d’invariabilité ou de constance, ce que Descartes, puis Locke concevaient déjà à travers les qualités premières de l’étendue, à savoir la solidité, l'extension, la figure, le mouvement, le repos et le nombre, contrairement aux qualités secondes et sensibles comme la couleur, le son, l’odeur… Finalement, ce qui varie répugne à la raison et à son besoin de fixer, d’immobiliser en quelque sorte la réalité. Le temps et la variation qu’il impose à toutes choses seraient ce à quoi nous tentons d’opposer un refus rationnel, lequel semble puiser dans la source même de la passion.

            Le besoin rationnel que nous avons d’établir des rapports constants entre des phénomènes parfois très instables semble être le fait le plus significatif de notre volonté de connaître. Outre son effet rassurant, cette constance recherchée permet de substituer aux variations de la temporalité une linéarité qui rend les événements plus lisibles, plus prévisibles, et donc plus compréhensibles. Il ne peut en être autrement pour la raison : sa tendance est de produire de l’universel, c’est-à-dire des propositions dont la validité est reconnue et admise par tout être raisonnable et fini. L’universel est la totalité unanime sans exception possible. C’est la vérité partagée par tous. L’universel suppose donc une vision, non pas des fluctuations du réel immédiat, lequel est subordonné à la catégorie du changement, mais de l’homogénéité d’un tout globalisé synthétiquement à partir de concepts tirés de l’expérience. Le temps et ses effets ne sont pas seulement dépassés ; ils sont d’abord lissés, désegmentés, débarrassés de leurs limites et réintégrés dans la dimension rationnelle de l’universel. Par exemple, de simples particuliers peuvent bien constituer une communauté à l’identité repérable (sociale, éthnique, religieuse…), tandis que la somme totale des individus d’une même espèce représente un genre. Une totalité générique devrait en principe ne pas être soumise aux méfaits du temps comme peut l’être l’une de ses parties. C’est bien en ce sens que Kant conçoit le particulier comme étant prisonnier du temps et trop limité par lui pour étendre ses capacités jusqu’à leur plein épanouissement, contrairement au genre humain qui en est libéré et qui dispose d’une durée sinon infinie, du moins indéfinie pour développer complètement les dispositions naturelles de l’homme et de l’espèce entière (Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Introduction et Première proposition). Ce dont l’accomplissement est irréalisable par l’individu du fait de sa limitation temporelle, l’humanité le réalise du fait de sa pérennité.

            Ici encore, nous touchons à ce que la pensée théorique peut avoir d’extra-temporel. A travers des idées comme celle d’humanité, nous croyons pouvoir nous dérober au temps et à l’inexorable limite qu’il nous impose en accédant à une durée indéfinie, laquelle s’apparenterait à une absence de temps, en somme à une éternité où le tout survit à ses parties. Toutefois, il ne peut s’agir de l’éternité véritable vers laquelle on échapperait objectivement au temps. Même si on lui accorde une structure logique, homogène à celle du temps, ainsi qu’une fonction de principe à tout devenir, l’éternité demeure un objet psychologique émanant d’un désir passionnel, lequel trouve son impulsion dans la peur fondamentale de mourir. Le désir d’éternité, pour reprendre l’expression de Ferdinand Alquié (Le désir d’éternité, 1943), est avant tout l’expression d’un dépassement de l’ordre immédiat et un besoin de réversibilité. Source du sentiment religieux et esthétique, il est la force passionnée qui veut rompre le mouvement successif du temps et son inéluctable élan vers la mort. Désirer l’éternité c’est se rendre libre du temps présent pour mouvoir sa conscience en tous sens, vers le passé, comme souvenir, ou vers le futur, comme anticipation. La rupture avec le déroulement linéaire et continu des événements provoque bien des joies, mais aussi beaucoup de nostalgie. Elle peut être le moyen de comprendre des faits passés et d’organiser des faits à venir. Cette rupture avec le temps a donc un rôle essentiel dans la dynamique de la conscience laquelle, sans se jouer de la temporalité, puisqu’elle ne saurait s’en séparer totalement, joue du moins avec elle.

            Cependant, les règles du jeu que la conscience veut mener avec le temps ne sauraient être dictées par elle. En désirant l’éternité, elle s’affirme certes comme libre, mais sa liberté est le symbole qu’elle donne à une lutte perdue d’avance. Nous sommes prisonniers du temps et condamnés à mort. Voilà la sentence que nous réserve la vie. C’est donc elle qui fixe les règles et tout est déjà joué d’avance. Il ne peut être question pour autant de se résigner et de subir le temps sans agir. Notre action, si elle peut constituer un remède non à la mort, mais à la vie, doit être d’abord de « changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde », comme le conseille Descartes, c’est-à-dire de mettre nos désirs à la portée des objets qu’ils visent, et ainsi de viser toujours ce qui peut être atteint. S’affranchir du temps est hors de portée pour un humain. Son pouvoir semble donc réduit à néant. Mais son effort n’est jamais sans gain et ici, il s’agit de gagner la sagesse, l’acceptation positive de la vie, comme élan certes fatal et désespéré, mais surtout comme la perspective indéfiniment renouvelable du bonheur.