Philosopher ensemble

La mort

Peut-on penser la mort ?

Selon Epicure, la mort n'est rien pour nous car tant que nous vivons elle n'est pas là, et quand elle survient nous ne sommes plus...

Par Filiberto Costantini

       Penser la mort comme un terme définitif à la vie fait de l’existence un bien précieux. On sait que ce qui est initié sans jamais être achevé possède moins de prix que ce qui trouve une conclusion. C’est le sens même de l’accomplissement. Commencer pour finir, naître pour mourir, telle est la destination de l’existence humaine. La vie a son prix parce que la mort est son coût. Que la vie serait pesante et triste si elle devait perdurer au-delà de la mort ! Elle serait le fardeau que chacun traînerait jusqu’à la fin. On ne vivrait pas, on se contenterait d’attendre. L’heure venue serait une délivrance. On quitterait la fausse vie, la vraie mort pour la vraie vie, la fausse mort. Mais rien n’oblige à vivre dans cette absurdité car rien ne peut nous faire croire que ce que nous faisons maintenant est absurde. Ce qui est vécu a un sens, c’est la vérité de chacun, celle de ce qui a été accompli. Et personne ne peut la nier ou la contredire. La mort n’efface que l’individu, non ce qu’il a fait. Nul ne pourra contester qu’en 1915, un certain Pierre Jaffrézic a épousé Marie Le Gall. Cela est vrai non parce qu’on le dit, mais parce qu’ils l’ont fait. Ce mariage est leur vérité avant d’être une vérité pour les autres ; cela suffit pour être vrai pour tous et toujours. L’éternité est en cette vie et pas ailleurs.

       Il ne s’agit pas de perdurer dans la mémoire de ceux qui restent. On pense souvent, en effet, qu’en entretenant le souvenir de ceux qui ont disparu, en le transmettant d’une génération à l’autre, on leur donne une sorte d’éternité. A l’extrême, ceux qui ont gagné une notoriété, voire une célébrité, deviennent éternels. Cependant, c’est confondre l’histoire de faits que l’on porte à la connaissance du plus grand nombre avec la vérité personnelle du sujet, du moi. Mais Henri IV, figure historique connue, n’a pas eu une vie plus vraie que les paysans français dont personne ne parle en particulier  et qui demeurent pour la plupart totalement anonymes. Pour autant, Henri IV n’est pas éternel, si l’on juge cette éternité selon le critère de la mémoire. Car qu’en sera-t-il dans dix milliards d’années ?   La mort fait advenir la vérité de chacun non parce qu’on se souvient de leur vie, mais parce qu’ils ont vécu. Je meurs, donc je vis. Je disparais car je suis apparu. L’humanité tout entière pourrait bien être engloutie que son vécu n’en demeurerait pas moins une vérité éternelle.

       En ce sens, ce n’est pas la mort qui est un passage, mais la vie. Passer puis trépasser, voilà qui est vrai pour tout humain. Entre deux morts, la vie est bien là. C’est pourquoi le temps a son importance. La mort d’un vieillard paraît « normale » au regard de la durée de sa vie. En revanche,    la disparition d’un enfant reste, pour les mêmes raisons, inacceptable. Si la vie est une, s’il est vrai qu’on ne vit qu’une fois, alors sa durée devrait permettre l’accomplissement de chacun. Mais en réalité, les hommes sont égaux devant la mort et inégaux dans la vie. « Inégalité naturelle », écrit Rousseau, mais inégalité cruelle et injuste. Tout paraît donc se jouer entre ceux que la nature a favorisés, ceux qui semblent disposer d’un temps de vie plus long. Parvenu à un âge mûr, souhaiter plus de temps est compréhensible. Mais que penser de ces vieillards qui pleurent leur mort prochaine ? Pourquoi n’acceptent-ils pas, comme l’exhorte Epicure, de quitter la vie comme des « convives rassasiés » ? Le moment n’est pas venu pour eux de se résigner ; personne jamais ne se résigne à mourir car notre force à tous est de vivre. Toutefois, sans se rendre à la mort, il faut s’habituer à penser à elle, la rendre familière, admettre qu’elle est l’inexorable fin de la vie. La craindre maintenant est une perte de temps. Il vaut mieux employer celui-ci à construire du bonheur, pour soi et pour les autres. Et rien n’est mieux que la philosophie pour y parvenir. Rire et philosopher, vivre et mourir, tel est le plan de vie de l’homme libre. Pensons ici à Spinoza lorsqu’il dit que « l’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort » et que « sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ». Il n’y a rien à méditer dans la mort puisque vis-à-vis d’elle, nous sommes éternellement ignorants. Mais la conscience de mourir doit accompagner chacune de nos actions afin de ne jamais rien faire en vain, pour que tout s’accomplisse avec désir et vertu, avec force et raison. C’est la mort qui donne de la consistance, de l’épaisseur à la vie. Savoir que l’on meurt oblige à bien vivre ; en se sachant mortel, on fait de sa vie le seul véritable bienfait.

       C’est pourquoi il ne faut pas se laisser surprendre par la mort et penser, au contraire, qu’à chaque instant elle peut nous arracher à la vie. Ne laissons pas la mort nous interrompre ; qu’elle puisse se présenter à nous comme ce que nous avions toujours déjà prévu. Le jour venu, soyons prêts à quitter la vie rassasiés, ni heureux ni malheureux de ce qui a été accompli. Les joies et les tristesses qui auront rempli notre cœur et toutes les pensées que nous aurons eues resteront notre vérité pour l’éternité. Ainsi, cette vérité que nous ne pouvons dire de la mort, disons-la de nos vies. Il est donc inutile de combler notre ignorance de la mort d’illusions religieuses ou métaphysiques car rien de vrai ne pourra jamais en surgir. Il n’y a rien de vrai dans la mort parce que toute la vérité est dans la vie. Pleurons nos défunts non de ce qu’ils ont disparu, mais de ce qu’ils auraient pu mieux vivre, c’est-à-dire être au plus près, au plus vrai de leur vie. De même, regretter d’être né parce que la mort nous attend est aussi absurde que de regretter devoir mourir après avoir bien vécu. Notre fortune est d’être. Notre vérité est d’avoir été. Qui ne se plaignait pas de ne pas être, avant de vivre, ne pourra gémir de n’être plus un jour, avant de mourir. Sans avoir été avant d’être, nous sommes maintenant ; soyons donc pleinement pour n’être plus. Nous ne savons comment ni quand nous mourrons ; pour cette raison, faisons comme si ce jour était le dernier ou, pour reprendre les mots d’Epictète, embrassons nos enfants en pensant : « tu mourras peut-être demain ». Il n’y a que la mort qui puisse donner de la valeur à ce que nous faisons. Elle est une fin qui ne vaut rien en soi et pourtant, grâce à elle, seule la vie compte. La vie est tout parce que la mort n’est rien. Cependant, ce tout n’est qu’une enveloppe vide ; à nous de la remplir. Faisons de cette vie notre réalisation, notre œuvre éthique, créons les valeurs par nos actes. Apprenons enfin à bien vivre, nous serons apaisés d’en bien mourir.

       Ainsi donc, la mort est une vérité et un mystère : une vérité parce que je la conçois comme un terme à ma vie qui la précède ; un mystère parce que la signification de ce qu’elle est après ma vie me demeure à jamais cachée. Avant de mourir, je peux dire avec certitude que la mort est la fin de ma vie ; je ne peux plus rien en dire quand je cherche à savoir ce qu’elle est après ma vie. Pensée vraie de l’avant, pensée mystérieuse de l’après. L’avant peut satisfaire ma raison et donner une valeur insoupçonnée à mon existence ; l’après ne fait que nourrir mon imagination et forger ma croyance. Mais croire peut être plus fort que penser et, dans ce cas, le choix est restreint. « Il est impossible que l’âme, quand la mort vient à elle, puisse périr », dit Platon. A l’inverse, « la mort n’est rien par rapport à nous ; car ce qui est dissous ne sent pas », affirme Epicure. Pour le premier, la mort est vie ; pour le second, elle est non-vie. Toute la croyance possible de la mort est dans ces deux conceptions : quelque chose ou rien, poursuite de ce qui est ou dissolution totale, continuation ou cessation de l’être. De là, chacun peut librement choisir entre se croire immortel (idéalisme de Platon) ou mortel (matérialisme d’Epicure).

       Toutefois, il existe une autre voie, celle que nous avons suivie jusqu’ici et qui consiste à penser la mort comme un paradigme qui régit et règle la vie. C’est la façon la plus rationnelle de dépasser notre ignorance de la mort en lui attribuant le pouvoir régulateur d’un principe éthique, tout en évitant l’écueil incertain de l’espérance religieuse ou de la croyance métaphysique. Le tort est de vouloir à tout prix lui donner une signification après la vie, tandis que son sens véritable est d’avoir une fonction en cette vie. Elle n’est pas une finalité, un but, ce vers quoi l’on tend pour se réaliser. La mort n’a pas de fonction téléologique. Elle est une fin, un terme, ce vers quoi le vivant tend inéluctablement. Et, comme telle, elle est ce par quoi l’on doit perfectionner sa vie. Borne contre laquelle tout s’achève, penser la mort comme une limite est aussi le plus sûr moyen de se parachever. A quoi servirait de s’améliorer si l’on disposait d’un temps infini ? L’homme est un être fini, ce qui veut dire que sa nature est limitée dans la durée. C’est en cela qu’il est perfectible. La finitude est son unique chance de se dépasser, de déployer toutes ses capacités pour se rendre meilleur. La mortalité rend l’homme transcendant à lui-même. Et de sa limitation peut provenir sa grandeur.

       Cessons donc de gémir car mourir n’est rien en comparaison de la tâche qui attend chacun. Agissons en regardant notre mort prochaine comme le terme de tous nos maux, mais aussi de tous nos plaisirs. Montaigne rapporte que les Egyptiens avaient l’habitude d’exposer, au cours de leurs somptueux festins, l’anatomie sèche d’un homme. Quelqu’un recommandait alors aux convives de boire et de se réjouir en leur rappelant à quoi ils ressembleraient un jour. Ainsi, faut-il se souvenir sans cesse que l’on est déjà mourant de vivre. On vit dans l’ombre de la mort comme la lumière dans l’obscurité. Pour autant, la vie ne doit pas être entachée de tristesse. Cela peut tout au plus donner à regretter non de mourir, mais de ne pas vivre assez. Mais une vie bonne, saine et honnête évite bien des regrets futurs. Et, en y regardant de plus près, le regret lui-même est un sentiment qui naît à la fois de la conscience de la mort et de son refus. On a le déplaisir d’avoir fait ou omis de faire quelque chose parce que le temps est limité et irréversible, parce que la mort est au bout et que rien de ce qui est passé n’est récupérable ou modifiable. Dans le regret, on exprime le désir de supprimer le temps, d’effacer ou de refaire ce qui s’est produit. C’est pourquoi, on remonte le passé, en tournant le dos à la mort dont on refuse la réalité et vers laquelle on ne veut pas s’avancer. L’absurdité vient de ce que l’on juge le passé à l’aune de ce que l’on récuse. Le regret s’exprime ainsi dans une conscience négative qui se représente la mort et qui, cependant, la fuit. D’où un désir impossible, celui de pouvoir disposer de l’éternité pour tout recommencer toujours.

       Ne rien désirer d’impossible est la condition du bonheur. Et se penser soi-même comme un être destiné à mourir nourrit le besoin d’être heureux ici et maintenant. Non qu’il faille profiter à outrance de tous les plaisirs, mais accueillir chacun d’eux avec mesure donne à éprouver la limite de notre nature. Exagérer le plaisir ne peut mener qu’à son contraire, à la douleur. Alors pourquoi remplir un verre jusqu’à le faire déborder ? De même, désirer l’immortalité est un excès qui contraint la nature humaine à dépasser ce qu’elle est en réalité. C’est un désir aveugle qui, ne voyant pas la mort comme le bord infranchissable de la vie, ne peut trouver satisfaction et se maintient dans une tension et une souffrance. A l’inverse, bienheureuse est la vie dont les désirs ne débordent pas au-delà de leurs bornes naturelles. Heureux est celui qui contient sa vie dans les limites de la nature et qui, en cela, accepte la mort comme une partie de lui-même. Il sait que vivre c’est déjà mourir un peu chaque jour et que, le temps passant, il se rapproche toujours plus de sa disparition. On peut craindre ce qui peut arriver, mais non ce qui doit arriver. La nécessité de la mort donne à toute conscience l’apaisement de son lien avec la réalité de la vie. Elle lui procure sa vérité et sa sagesse, son harmonie avec le monde présent et sa sérénité dans son approche de l’avenir, le plus dur restant pour l’homme non pas de mourir, mais de vivre. Apprendre à lutter avec soi et aussi contre soi pour ne pas se laisser aller, pour s’améliorer, pour endurer la douleur, l’effort, combattre la maladie, soigner la vieillesse, atteindre la paix, tout cela qui s’appelle vivre est bien plus difficile que mourir. Apprenons donc à vivre, il n’en sera que plus facile de mourir.

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