Philosopher ensemble

La passion

Charles-Antoine Coypel (1694-1752), La colère d’Achille. Minerve, Neptune et Achille poursuivant les Troyens dans les eaux du Scamandre, musée des beaux-arts de Dijon.

Par Filiberto Costantini

            La passion évoque misère et grandeur : misère de subir la violence de ses assauts et grandeur d’agir sous l’impulsion de sa puissance. Misérable et grandiose, elle immerge le passionné dans l’excès de ses affections et de ses désirs, le tyrannise en le rendant esclave de lui-même ou l’exalte en le proclamant maître absolu de ses actions. La passion semble opprimer autant qu’elle affranchit ; elle emprisonne autant qu’elle libère ; elle fait de l’humain tantôt un despote, tantôt un conquérant. Entre Pisistrate et Alexandre le Grand, la passion oscille de l’enfermement à l’ouverture, de l’humiliation à la glorification, du tyran au libérateur. De cette double évocation sont nées, chez les philosophes, des divergences de vues dont chacune fait valoir des arguments propres qui ont souvent pour tâche d’intégrer et de soutenir des thèses plus générales. C’est en ce sens que les stoïciens et, bien plus tard, certains cartésiens comme Malebranche, ou encore après lui, Kant, condamnent la passion, d’abord pour son irrationalité et les inconséquences affectives et morales auxquelles elle conduit, puis pour la situation servile dans laquelle se trouve l’individu qui la subit. Les philosophies qui déprécient la passion sont souvent celles qui valorisent la rationalité en général et tout processus cognitif qui accorde aux sens une fonction liminaire, sans être absolument déterminante. Les philosophes qui, au contraire, ont voulu « sauver » la passion de cette tendance assez spontanée à sa dépréciation constituent une ligne de crête qui va de Descartes à l’existentialisme sartrien, en passant par Spinoza et Hegel. Ce sauvetage a lieu à partir d’une prise en compte de l’intérêt même de la passion, de ce qu’elle fournit à l’esprit en termes de rayonnement d’action et de puissance d’exister.

            Outre une distinction qualitative entre passion négative et passion positive, il semble tout aussi nécessaire d’établir une distinction plus quantitative entre la passion et les passions. Se pose alors une question beaucoup plus complexe sur deux types de représentations dont les différences, au-delà de toute similitude, pourraient mener à une refonte totale de certaines conceptions philosophiques classiques. Pour cela, il faut se demander, en effet, si l’ensemble pluriel et discordant des passions peut se concentrer tout entier dans le singulier et l’unité du concept de la passion. En d’autres termes, n’est-on pas plus proche d’une certaine vérité dès lors que l’on évoque les diverses passions au travers de ce qui les réunit ou de ce qui les oppose, plutôt que dans une représentation unifiante qui, bien que générale, pourrait soit ne pas contenir toutes les déterminations empiriques que l’expérience la plus courante donne à éprouver, soit proposer un contenu imprécis et dilué ? Il semble que l’écueil possible d’une perspective purement conceptualiste dont l’intérêt est de valoriser l’acte de synthèse et, le plus souvent, au détriment de celui de l’analyse, aurait été évité, sans être pressenti comme tel, par la philosophie classique, en particulier, par les conceptions issues de l’aristotélisme et du stoïcisme, alors même que celles-ci admettent une distinction entre les différents mouvements de l’âme, désirs ou affections, et la réceptivité passive des mouvements du corps. De la psychologie des passions à l’ontologie de la passion, le passage paraît avoir lieu sur le terrain d’une métaphysique qui intègre à la science de l’âme des schémas d’explication physicaliste et mécaniste dont le point de départ pourrait être la connaissance du corps. De là, on aurait tort d’affirmer que pour Aristote ou pour Sénèque, la science de l’âme qui examine, entre autres choses, les passions est complétée par une science du corps qui étudierait la passion. Pour trouver ce préambule physicaliste et mécaniste, sorte de prolégomènes à toute métaphysique des passions future qui se présenterait comme science, il faut se tourner vers l’initiateur de la philosophie moderne, à savoir Descartes.

            Dans son traité sur Les passions de l’âme, Descartes examine les passions les unes après les autres pour tirer, en fin d’analyse, cette conclusion qui peut sembler assez présomptueuse, à savoir que « maintenant que nous les connaissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n’avions auparavant » (Art. 211). Il s’agit bien ici de toutes les passions dont chacune fait l’objet d’une analyse propre et d’une connaissance particulière. Le pluriel n’est donc pas ici une forme grammaticale arbitraire attribuée à une collection d’éléments qui, ne pouvant être analysés unitairement et dans le détail, resteraient flous et inconséquents. Cependant, il semble que Descartes n’ait pas fait le projet de connaître toutes les passions existantes dans le seul but de déterminer le concept général de passion car quand il emploie le terme au singulier c’est toujours pour le définir comme mouvement de l’âme et l’opposer à l’action comme mouvement du corps.

            Il est assez étonnant que la passion soit entendue en sa signification mécanique, comme l’effet de pâtir, c’est-à-dire ce qui dans l’âme subit l’action du corps (Art. 2), tandis que les passions sont conçues en leur acception psychologique, comme des « perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme », lesquels sont causés, entretenus et fortifiés par le mouvement des esprits animaux (Art. 27). Cependant, l’adoption de cette distinction entre l’aspect mécanique et l’aspect psychologique cesse d’étonner lorsque l’on s’aperçoit que ce n’est ni le moraliste ni le métaphysicien qui examine les passions, mais l’homme de science pour qui l’explication physicaliste prévaut sur les considérations morales et métaphysiques (à ce sujet, voir l’étude de Roger Texier, Descartes physicien, L’Harmattan, 2008). En ce sens, ce sont les processus biologiques de la passion qui doivent rendre compte des six passions primitives que sont « l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse », toutes les autres n’étant que les composés ou les espèces de celles-ci (Art. 69). Pareille justification biologique des passions incite à reconsidérer le rationalisme cartésien dans son ensemble et à concevoir en ses principes une science qui, sans être matérialiste (puisque le garant de sa vérité reste métaphysiquement l’entendement divin), se développe suivant une méthode éminemment empirique. Il va sans dire que dans cette révision, une nouvelle place, moins restrictive et plus positive, doit être accordée au corps et à sa sensibilité.

            Pour réviser une conception assez réductrice et négative du corps dont l’origine se situe indéniablement dans une vision religieuse et moralisatrice, il s’agit de revenir à la première distinction qualitative établie plus haut. Que dire de cette démarcation entre ceux qui nient les bienfaits de la passion et ceux qui en affirment la réalité positive, sinon qu’elle reste perméable à quelques idées sur lesquelles tous les philosophes sont assez d’accord. L’une de ces idées est sans aucun doute que la passion est un dérèglement, « une rupture d’équilibre », dira Ferdinand Alquié, dans un langage plus contemporain (Le désir d’éternité, II). L’âme déréglée s’égare dans un sentiment qui tire son exagération et son exacerbation de son détachement total à l’égard des normes de la corporéité. Cela voudrait signifier, d’une part, que tout équilibre affectif surviendrait de la correspondance entre les besoins et leurs modes de satisfaction et, d’autre part, que si dans toute passion le corps est toujours actif, celui-ci ne constitue pas son principe puisque la limite naturelle de ses besoins ne lui sert aucunement de norme. La passion est bien ce qui dépasse l’impôt vital dû au corps. Le dérèglement qu’elle produit sur les affections et sur le sentiment en général provient précisément de ce dépassement, c’est-à-dire de sa non participation à la vie du corps et de son indépendance à l’égard de la régulation des besoins. Etant en dehors de la nécessité naturelle, elle n’est jamais en mesure de répondre à une quelconque obligation.

            Le corps ne peut donc ordonner à une passion qui s’exprime certes sur le mode du pâtir, mais qui ne semble supporter aucune contrainte imposée par les besoins. Pour autant, il n’est guère possible d’affirmer une totale indépendance de la passion à l’égard du corps car elle reste liée à lui à travers sa réceptivité et sa sensibilité organique. Toutefois, la liaison entre la passion et le corps semble loin d’être directe et en cela il ne peut s’agir d’une connexion sensible réfléchie sinon elle serait tout simplement une perception pourvue de conscience. La sensation ne donne lieu à aucune objectivation dans laquelle le divers sensible, une fois identifié et ordonné, devient objet d’expérience. Autrement dit, la passion ne fait pas du sens une chose, elle ne réifie pas le donné sensible car le but de son processus n’est pas d’établir un rapport de vérité avec le réel. Bien au contraire, la sensibilité corporelle devient un accessoire et, le plus souvent, un artifice subjectif que la passion intègre pour pousser le corps au-delà des bornes de la nature. C’est pourquoi, dans les cas où le sentiment exalte le désir d’une façon extrême, le passionné met son corps à rude épreuve, en lui infligeant des situations physiques et un rythme de vie hors des habitudes communes. La corporéité est au service de la passion, non l’inverse. Observons le feu de la colère ou de l’amour, la rage de l’envie, l’ardeur de la jalousie ou la fureur de la haine, l’ivresse de la joie, l’exténuation de la tristesse ou les convulsions de la peur ; toutes ces passions épuisent le corps ou, du moins, elles l’oublient, non par mépris, mais par relâchement, dans un simple abandon qui marque un profond désintérêt pour ce qu’il est immédiatement.

            Il semble vrai qu’avant d’être un dérèglement de l’âme, la passion, en se détournant de la norme des besoins, provoque un dérèglement du corps, détournement qui a la valeur d’un rejet de l’intégrité de la res corporeae. Cela est évident pour le danseur étoile ou l’athlète de haut niveau dont chacun exige du corps des capacités ultimes afin d’accomplir jusqu’aux limites ce à quoi le désir le porte intensément. Il y a dans cette passion de l’excellence comme une négation du corps, un refus obstiné de ses limites naturelles et une ferme résolution qui met en question le statut même de l’être en général et qui affirme vouloir dépasser toute finitude en cultivant l’illimité inorganique du désir au sein de l’inertie organique. Le corps, à qui Descartes attribuait l’action originaire de la passion, est ici malmené, assujetti, détourné de sa nécessité et, finalement, nié, néantisé. La passion soumet le corps par la violence de son désir ; elle abuse de lui, de ses ressources, de son énergie, de sa vie. Elle l’instrumentalise, l’utilise en vue de la seule fin qui compte comme celle d’acquérir le bien le plus rare, le plus cher ou la technique la plus précise, la plus efficace. Le regard du passionné ne se pose plus sur le reste du monde et les fins extérieures à la sienne comme celles de son propre corps sont sans importance. Extrêmes, les desseins de la passion se situent au-delà de la corporéité qui, dépassée, est délaissée dans une sorte de dématérialisation. Dans son idée la plus générale, l’âme est la forme du corps, pense Spinoza. A l’inverse, dans l’idée de passion, le corps prend la forme d’une âme, d’une subjectivité. D’où la séparation radicale entre le passionné et la réalité, entre le désir d’objectiver un absolu et le monde empirique et relatif. Folie ou projet impossible, la passion paraît conduire à une impasse qui, quant à elle, pourrait bien être la source de grandes souffrances.

            En abordant la passion du point de vue cartésien, nous avons pu dire qu’elle est une affection, un sentiment ou un désir que l’âme subit sous l’effet de son union avec le corps. Pour compléter ce point de vue, nous affirmons que la passion est une tendance irrésistible dont les excès sont infligés au corps par l’esprit (notion que nous préférons à celle d’âme) lorsque, sous l’impulsion de la force qui l’anime et dans l’agitation d’un vouloir exclusif, il mobilise toute l’énergie possible pour parvenir aux fins qui devraient, une fois atteintes, l’apaiser. Cependant, il paraît peu probable que l’objet visé par l’élan passionnel soit jamais obtenu et que toute la tension du désir ne puisse plus réapparaître et venir tourmenter de nouveau l’esprit. C’est là ce qui fait le malheur du passionné : l’objet qu’il convoite tant toujours lui échappe et revient le hanter. Par exemple, jamais les amants ne seront rassasiés car « quand le désir amassé dans leurs veines a trouvé son issue, » écrit Lucrèce, « cette violente ardeur se relâche pour un moment ; puis un nouvel accès de frénésie survient, la même fureur les reprend : c’est qu’ils ne savent eux-mêmes ce qu’ils désirent, et ne peuvent trouver le remède qui triomphera de leur mal : tant ils ignorent la plaie secrète qui les ronge » (De la nature, IV, 1115-1120). La passion est chronique parce que, d’une part, la vérité de son objet reste ignorée et, d’autre part, son processus irrationnel par essence est inadapté et inefficace. Seule alors l’illusion de l’objet se répète du fait de son image grossie et déformée par l’imagination. L’esprit s’applique à s’abuser lui-même en modelant l’objet selon son désir, à contre-courant de la nature qui exige précisément d’adapter le désir à l’objet ou, comme le dit Descartes, « de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. »

            L’objet de la passion dont la réalité est augmentée en valeur est le fragment d’un absolu duquel l’esprit se rend entièrement dépendant et qu’il aborde avec fascination. Qu’il soit négativement celui de la colère, de l’avarice, de la tristesse ou positivement celui de la clémence, de la générosité, de la joie, l’objet passionnel opère une « cristallisation », pour reprendre le mot de Stendhal (De l’amour, 1822), c’est-à-dire attire l’intérêt et concentre toute l’attention, démarche qui a pour résultat de le couper du monde sensible et, par suite, de l’idéaliser. C’est en ce sens que Hegel voit entre le désir passionnel et sa satisfaction un objet « idéel » (La raison dans l’histoire, II La réalisation de l’Esprit dans l’histoire, I, La liberté). La forme de cet objet tout à fait singulier est donc subjective ; elle est ce que l’esprit en fait ; elle est à l’image d’une réappropriation affective du réel au cœur d’une idée, laquelle peut s’exercer tout autant comme opinion que comme raison. On comprend mieux pourquoi l’esprit passionné se situe hors du monde et qu’il reconstruit indéfiniment dans un espace et un temps idéalisés l’objet parfait de son désir. Indifférent au réel, il est aussi indifférent à la vérité objective, indifférent à l’universel, indifférent à tout, sauf à la création de son désir et de l’objet qu’il poursuit obstinément.

            De là, il faut reconsidérer le statut même du désir que la passion déploie. Le désir passionnel n’est ni une tendance que soutient une décision volontaire ni, parmi tous nos désirs, un désir qui prédomine grâce à la force de la volonté. Au plus fort de sa passion, le philatéliste ne choisit pas de s’occuper de sa collection entre le désir d’aller se promener et celui de rendre visite à ses enfants car son désir est exclusif et anéantit tous les autres. A l’aide d’une métaphore politique, on peut dire que l’individu équilibré règle ses désirs démocratiquement en choisissant parmi eux et pour chaque situation le plus adapté ou le plus raisonnable, tandis que le passionné impose aux désirs le régime tyrannique d’un seul d’entre tous. La différence entre ces deux démarches réside ici dans la nature même du désir : si la passion est issue d’un unique désir dont la tendance s’exerce de façon illimitée et dépendante sur un objet imaginaire, l’impulsion d’un désir normal résulte d’un choix volontaire et reste limitée à la réalité d’un objet qui conserve son indépendance. Ainsi, contrairement au désir équilibré dont la tendance reste séparée de ce qu’il vise, le désir passionnel semble ne faire qu’un avec son objet. Et c’est en se fondant l’un dans l’autre qu’ils mêlent leurs propriétés respectives, à savoir la profondeur subjective indéfinie du désir avec la matière absolue d’un l’objet rêvé ou factice, le tout occasionnant une force d’une exceptionnelle violence affective.

            De cette surabondance d’énergie, il résulte que la passion ne peut pas être d’une complète passivité et totalement opposée à l’action car bien que la fusion entre le désir qui est le sien et l’objet qui lui correspond soit issue d’une relation de dépendance réciproque, elle demeure séparée de la détermination du monde et de la causalité extérieure. Parce qu’elle n’est dépendante que d’elle-même, elle semble avoir toutes les caractéristiques d’une expression indépendante et libre. Ne serait-elle pas alors d’autant plus active qu’elle serait plus libre ? Loin d’être l’état d’un esprit qui subit son désir, la passion ne serait-elle pas plutôt une expression libre des affects ? Une liberté des affects pourrait paraître contradictoire si l’on admet qu’une affection est un sentiment dont la part émotive provient d’une causalité externe et qui, en ce sens, demeure subie. Mais ce point de vue qui a fait, au-delà de la philosophie critique, la postérité du rationalisme kantien conteste l’existence, même problématique, d’une liberté « pathologique », bien que soit admis, au plan de l’histoire universelle, un effet positif des passions sur le cours général des événements humains.

            Kant, dont le projet pratique était de fonder une morale pure, indépendante de toute détermination empirique, ne pouvait intégrer la passion au processus causal de la loi morale ; étant donné que la passion reste liée aux intérêts personnels et donc à une causalité externe, sa prise en compte dans une causalité interne aurait mis en échec l’autonomie de la volonté et, conséquemment, la liberté. Dans un prolongement différent, Hegel, pour qui l’empirique est une détermination que l’on se saurait nier sans amputer le réel d’une part de rationalité, a osé ce choix : la passion est la forme que prend la liberté lorsque l’esprit se détermine à partir de ses intérêts propres. Finalement, en voulant sauver la métaphysique et l’une de ses idées majeures, la liberté, Kant a maintenu l’opposition entre l’hétéronomie et l’autonomie de la volonté et, par suite, entre la passion et la raison (voir à ce sujet Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1979, pp. 121-122). Dans une perspective plus globalisante, en voulant faire de l’histoire le domaine d’expression et de réalisation de l’Esprit, Hegel a fait de la passion la ruse dont la raison se sert pour parvenir à l’Universel ; ce processus est à l’image du bois qui consomme l’air pour produire la flamme (La raison dans l’histoire, La ruse de la raison).

            La tentation est forte d’accorder à Hegel une avance sur Kant et un crédit sans réserve, surtout lorsqu’il affirme que « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». Mais montrer que le dernier dans l’ordre chronologique a raison sur ces prédécesseurs est facile et sans intérêt historique. Toutefois, rechercher le sens de ce dit Hegel lorsqu’il précise dans sa célèbre formule « rien de grand » et qu’il invoque la « ruse de la raison » peut s’avérer ici très instructif. Que dire de cette passion au service de la raison, sinon qu’elle ne saurait être totalement déraisonnable et que Hegel ne renonce pas complètement à un certain kantisme qu’il accepte et intègre à sa philosophie. Mais il n’est pas question pour autant de soutenir que les passions sont des maladies de l’âme ou encore, comme l’affirme Kant, qu’elles trouvent « plaisir et satisfaction dans l’esclavage » (Anthropologie du point de vue pragmatique, III, § 81). Pour Hegel, il s’agit plutôt d’accorder que les passions, bien qu’étant naturellement nuisibles, aident à la construction de ce qui est grand et positif dans l’histoire à condition qu’elles demeurent subordonnées à l’édifice rationnel de la société humaine dans laquelle elles ont conféré « au droit et à l’ordre le pouvoir contre elles-mêmes » (Ibid.). Et il est vrai qu’elles ordonnent des massacres et des guerres, qu’elles créent des souffrances et des tragédies. Mais en faisant souffler sur les eaux stagnantes d’un Etat culturellement endormi un souffle vivifiant, les passions provoquent le chaos d’où devrait surgir un ordre nouveau, une raison renforcée, un Esprit toujours plus conscient de lui-même. Mais jusqu’où peut-on croire à cette évolution positive ? N’y a-t-il pas, quand le drame humain est immense, une sorte de rupture historique qui s’opère, une fracture tragique qui ne peut s’intégrer à la mémoire collective sans produire un nouveau bouleversement et       peut-être aussi d’autres souffrances plus grandes, plus profondes ?

            Loin d’avoir pu imaginer la barbarie qui adviendra bien après lui, au XXe siècle, Hegel pressent néanmoins les limites morales d’une passion qui s’identifie davantage à la violence de la nature humaine et de ses intérêts particuliers, contrairement à « l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité » qui exige, comme on peut le supposer, le plein usage de la raison (Id.,I, 2). Il paraît donc nécessaire d’accepter et de maintenir, selon Hegel, une distinction entre la bonne passion raisonnable et la mauvaise, celle qui, trop imprégnée de nature et d’émotions, se déchaîne et dévaste tout. Et il est toujours trop tard pour bien agir quand l’histoire nous met devant les yeux « le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produit le génie humain » (Ibid.). Hegel ajoute que « nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général » et que rien ne saurait apaiser une douleur profonde et inconsolable (Ibid.).

            Quand la passion ne fait valoir que son intérêt particulier et l’émotion qui s’y rapporte, et qu’elle anime l’esprit avec obstination et brutalité, parfois même au plus haut niveau de l’Etat, plutôt que d’espérer la réalisation du meilleur, on se doit de craindre l’apparition du pire. Bien qu’il soit impossible de dénaturer la passion en lui ôtant sa forme privée et sa particularité, il se pourrait qu’elle changeât d’orientation si lui était adjoint un élément éminemment positif. Il lui faudrait, tout en restant privée, se tourner vers l’Universel, vers une valeur ou une vertu. Il est probable qu’en s’universalisant, la passion mette à profit son égoïsme naturel et qu’elle décide d’exister au service des autres ou de l’Etat. En s’élevant jusqu’à une valeur ou une vertu, non seulement elle extériorise et ouvre au monde la sphère intime de sa riche subjectivité, mais il est possible aussi qu’elle accomplisse sans contrainte et librement une œuvre de moralité, ce qui ajouterait à une fonction pragmatique une dimension éthique.

            Naturelle ou vertueuse, impulsive ou valeureuse, instinctive ou raisonnée, la passion est polymorphe et s’exprime toujours avec une intensité telle qu’elle semble émerger des profondeurs de l’être, là où elle tire la force de son impulsion première et affective. Pour l’expliquer, il n’est nul besoin d’avoir recours à un inconscient ou à une forme psychique cachée dont la détermination aliénante hypothèquerait l’indépendance et la puissance de l’esprit, ce qui reviendrait à nier ici celles de l’expression passionnelle. Nous affirmons, au contraire, que pour comprendre le processus de la passion, il doit être fait appel à un « ordre des raisons », pour suivre, selon l’expression de Martial Gueroult concernant Descartes, une méthode déductive qui permet de remonter aux premières causes.

            Pareil cheminement nous autorise à accepter l’idée selon laquelle, même si le corps n’est pas la cause active de la passion, celle-ci est substantiellement et originairement matérielle, ce qui lui donne la capacité de pénétrer la structure du réel et de la modifier pour combler une insuffisance ou pour supprimer un excès. Mais ce qu’elle met en jeu, comme nous l’avons montré, n’est pas et ne peut être un objet laissé intact dans son identité et sa réalité propre. Activité de subjectivation, la passion n’est pas une objectivation empirique passive. Dans une impulsion première, elle aime plutôt modeler, déformer, amplifier et amoindrir son objet, selon des critères d’insuffisance et d’excès qu’elle fixe dans une disproportion émotive. Elle est dès lors, et pour un moment seulement, amie de l’illusion. Gonflé d’imaginaire et créé de toutes pièces par le désir lui-même, l’objet passionnel est d’une puissance telle qu’il peut aller jusqu’à annihiler les forces de la volonté et de la raison.

            C’est pourquoi le sujet volontaire et raisonnable ne retient que l’impression de subir, de souffrir les effets de ce qui reste pourtant une véritable activité affective, comme si le fonctionnement actif de la passion échappait totalement à son contrôle. Une activité implique cependant que le sujet opère, dans son rapport au monde, un échange avec le réel. C’est en ce sens que le passionné est poussé par le désir, non de connaître, mais de posséder un réel qu’il envahit et entoure de ses émotions. Invasive, la passion s’approprie l’environnement sous la distorsion des émotions auxquelles on ne saurait la réduire, mais desquelles on ne peut la séparer. Et c’est à travers le prisme émotif qu’elle idéalise son objet et qu’elle déguise celui-ci aux couleurs de son désir. Si elle n’avait ses racines directement plongées dans une corporéité dont elle veut ignorer les besoins, elle n’aurait aucune possibilité par où l’image signifierait une quelconque matérialité et dans laquelle la charge affective se trouverait être contenue.

            Mais, dire que la passion est matérielle et sensible ne signifie pas que ses seules sources soient le corps et la sensation. Effectivement, la passion ne se laisse pas réduire aux déterminations immédiates de la sensibilité corporelle dont elle refuse les limites. Elle consiste, selon Sénèque, « non à être remué par l’apparence des objets extérieurs, mais à s’y abandonner et   à poursuivre la sensation accidentelle » (De la colère, Livre deuxième, III). On ne peut la circonscrire dans la seule sensation car même si elle en reçoit la matière, sa finalité est de la recomposer au passé, dans une dimension temporelle qui, incapable de pouvoir l’engager dans un avenir, l’extrait du présent immédiat. Ce refuge dans le passé fait dire à Ferdinand Alquié que la passion, dans son refus du temps, s’apparente à un désir d’éternité         (Le désir d’éternité, V). Pour compléter cette conception, nous dirons que le temps n’est pas la seule dimension dont la passion cherche à s’extraire et, sur ce point, nous partageons l’idée de Sénèque pour qui l’espace, « le lieu », est l’autre partie que la raison assigne pour se prescrire à elle-même un délai (De la colère, Livre premier, XVIII), ce que ne sauraient faire les passions, et notamment la plus saillante d’entre elles, à savoir la colère. Ne souffrant aucun délai, la passion précipite l’esprit contre le monde, sans préparation, sans précaution. Ne pouvant alors s’exprimer dans le monde réel sans entrer en conflit avec lui, la passion restructure le temps et l’espace afin de recréer un monde où elle pourrait exister totalement et librement par elle-même et pour elle-même. Le plus souvent contestée par le monde réel, elle doit immerger la matière tumultueuse et frénétique de son désir et de ses émotions dans une forme qui, directement sortie de son imagination, est capable de supporter les effets démesurés de son énergie.

            Pour que cette existence soit totale et libre, encore faut-il lui adjoindre un autre principe susceptible de justifier sa puissance. Cette seconde source de la passion ne peut être que l’absolu dont elle tire, non seulement toutes ses positions négatives et ses multiples refus, celui des besoins corporels, de la sensation, du temps, de l’espace et du monde lui-même, mais aussi toutes ses expressions positives et ses alliances provisoires avec la volonté et la raison, « mouvement qui naît de la réflexion », précise Sénèque (Id., Livre deuxième, IV). L’absolu en tant qu’être infini n’est pas compris ici comme une figure divine dont la transcendance hypothétique mettrait en échec la réalisation immanente d’une éthique de la passion. Il s’agit plutôt de l’être infini du désir passionnel qui, contrairement aux désirs équilibrés dont l’extension dépasse la compréhension, pose un contenu qui surpasse son contenant.

            Cette disproportion entre l’objet infini et le désir est la cause de l’inassouvissement de la passion. C’est aussi pourquoi elle ne peut contenir son désir, tant dans son impulsion que dans sa finalité, puisque le désir, à l’inverse, ne peut contenir l’être désiré, tant dans son image que dans sa réflexion. L’absolu de la passion est donc toujours en proie à une lutte : externe d’abord, contre l’exigence pragmatique d’un rendu immédiat, de résultats efficaces et concrets ; interne ensuite, contre une insatisfaction permanente et une frustration mortifiante. Ses instants de repos où la fureur s’apaise, elle les doit à quelques compromis qu’elle réalise avec la volonté et la raison, devenant ainsi provisoirement l’alliée de l’action. Assagie et modérée par la réflexion, elle semble s’inscrire en actes dans des choix et des décisions ; mais ne nous méprenons pas sur le sens de cette pause car il ne peut plus être question ici de passion véritable, d’ardeur inconsidérée ou d’acharnement exalté, mais plutôt d’excitation, d’engouement, d’attachement et, peut-être, d’enthousiasme. Tous ces sentiments peuvent bien accompagner l’acte volontaire et raisonnable, et s’éprouver tant individuellement que socialement. Ils ne sauraient subsister, toutefois, au feu de la passion et à son déchaînement affectif total.

            La volonté comme instance de décision et force d’agir trouve en la raison, comme puissance législatrice, sa meilleure alliée car les actions les plus efficaces sont celles qui ont leur principe dans un projet calculé, une stratégie ordonnée. Et si la passion est un poison, un tel plan préalable en est le contrepoison. Son absoluité la rend indivisible, exclusive, en somme, atomique. La passion ne peut s’enrichir de sentiments dont la relativité est un frein pour elle, voire même un coup d’arrêt. En lui donnant du repos, la volonté et la raison donnent à la passion le temps de la réflexion. Elles la mettent face à tout ce à quoi elle s’oppose et, principalement, devant la spéculation qu’elle est incapable d’adopter ou d’affronter, tant elle est détournée du présent et du futur. La science qui requiert intuition et anticipation lui est donc ennemie. De cette inimitié avec l’épistémè, il résulte, dans le meilleur des cas, une technè à l’essence plus répétitive et, par là même, plus appropriée à l’élan souvent artistique qu’elle déploie. En cela, il lui est plus facile d’inverser une tendance que de s’engager dans une complète reconversion. Et, en effet, elle peut créer parce qu’elle peut détruire, elle peut inventer et innover parce qu’elle peut contrefaire et imiter. Reconnaissons alors que si rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion, rien d’illustre et de sublime, rien qui ne soit issu de l’étonnant génie humain, c’est parce que rien de pire, rien d’abominable et d’insupportable, rien de tout ce que produisent la bassesse, le fanatisme et l’indignité, rien de tout notre malheur n’a eu lieu sans elle.

            A l’instar de la nature, l’esprit a lui aussi ses tempêtes, ses incendies et ses vagues déferlantes. Dans la passion, il exhale en tout une odeur de brasier où l’esprit s’enflamme et se consume. Bouillonnant, il éclabousse ceux qui l’entourent, fracassant et bousculant tout sur son passage, dans le tumulte assourdissant des émotions. C’est une fièvre au souffle glacé qu’aucun remède ne peut soigner. Cette violence débridée, nul autre que le passionné ne veut la subir. Pourtant, n’épargnant personne, chacun semble y trouver son compte. C’est que la passion est un face à face avec soi et un combat intérieur. Elle est très certainement la plus authentique des solitudes, de celles qui ne mentent pas et dont on ne se remet jamais totalement. Avec le temps, elle peut bien s’atténuer et, peut-être même, disparaître. Mais trop souvent elle laisse derrière elle un sentiment d’amertume et le triste regard sur une œuvre inachevée.

            Y a-t-il des passions heureuses ? Rien n’est moins sûr. Et considérer la passion comme le moyen du bonheur est la preuve d’une méconnaissance de sa véritable nature. Son insatisfaction primordiale est ce qui lui donne sa naïveté, son côté enfantin, mais aussi son désespoir, sa sauvagerie et sa nocivité. La passion est le piège que l’esprit se tend à lui-même comme si sa préférence allait directement à la souffrance et au négatif, comme si finalement le bonheur s’avérait ennuyeux, insuffisant et inutile. Il est bien entendu qu’elle joue sur ces deux aspects et que cette ambivalence lui permet de se constituer une apparence éthique acceptable. Mais au fond, elle est incapable de créer une valeur durable, tant il est évident qu’elle s’oppose à la vérité et à la vertu, en somme, à la sagesse. Tandis qu’une commune tendance nous pousse à rechercher les bienfaits du plaisir et de la joie, ce que la passion semble parfois réussir est sans doute de consentir qu’un certain bonheur puisse émerger, lors même qu’il plonge ses racines tout droit dans le malheur. Elevée sur la misère, la passion n’aurait donc jamais en elle le principe de sa grandeur.