Philosopher ensemble

L'erreur est humaine

Par Filiberto Costantini

Enrico Sartori (1831-1889) - Faust et le Diable

            L’erreur est humaine. L’évidence semble ici tenir lieu de truisme car de qui d’autre que l’humain voudrait-on que l’erreur fût la production ? Pourtant, si l’affirmation paraît tellement évidente qu’on finirait par croire à l’inanité d’une réponse, c’est qu’elle dissimule tout un fond de significations qui, loin de se dévoiler dans la dénotation immédiate de son expression, reste sous-entendu dans une connotation symbolique. La formule est évocatrice d’une sorte d’arrière-monde qui, par ses règles et ses valeurs, pourrait avoir pour le monde réel des fonctions précises. Cet arrière-monde ne serait pas seulement celui de la morale où les croyances puisent leur force à travers des dogmes laïcs ou religieux ; il s’étendrait également à toute la science dont les paradigmes constituent pour la croyance des dogmes de connaissance provisoires.

           Le constat aurait donc une double orientation : l’erreur comme faute et l’erreur comme fausseté et, dans les deux cas, elle serait connaturelle à l’humain. L’erreur serait la réalisation inévitable, l’extension inéluctable, l’œuvre fatidique de la nature humaine. Comme faute, elle est associée au mal et s’oppose au bien, tandis que comme fausseté, elle représente une inadéquation de la pensée au réel et s’oppose à la vérité. L’erreur en tant que faute peut être valorisée dans la dimension religieuse du péché et confusément interprétée comme un détournement de la vérité morale. L’erreur en tant que fausseté peut revêtir toutes les apparences de la vérité et valoir comme telle jusqu’à son remplacement. Toutefois, quelle que soit la distinction de l’erreur, qu’il s’agisse de la comprendre comme un égarement moral ou intellectuel, lui joindre l’humanité, c’est-à-dire la spécificité de l’humaine nature, lui confère un contexte de justification. Etre le fait de l’humain donne à l’erreur, non seulement une origine et une raison d’être, mais aussi un accès au pardon et à l’excuse. Comment est-ce possible ? Et qu’y a-t-il dans la nature humaine qui puisse permettre un pareil acquittement ?

            L’aspect juridique de l’erreur, qui n’a pas encore été évoqué, pourrait peut-être fournir un premier modèle d’explication dont la pratique, bien que n’aboutissant pas toujours à l’acquittement, semble à chaque fois proposer la recherche d’une justification. A cet égard, il est nécessaire de distinguer celui qui commet l’erreur de celui qui la juge comme telle car si l’action du premier est principalement motivée par la fin qu’il s’est donnée d’atteindre, le jugement du second ne considère cette fin qu’au regard de la cause qui l’a engendrée. Sans la perspective d’une fin ou d’un mobile, l’erreur serait dénuée de sens et resterait insaisissable. Elle n’entrerait dans aucune casuistique et pourrait même échapper à toute juridiction civile ou pénale. C’est la raison pour laquelle l’élément juridique sur lequel repose tout rendu judiciaire oblige, par ses concepts et son orientation rédactionnelle, à l’examen d’une causalité intentionnelle ou finale. En ce sens, l’erreur est légalement une « méprise », une faute involontaire (entendons : un acte commis par omission ou qui n’a pas la volonté pour cause) ou bien une « manœuvre » comprise comme une tentative délibérée pour tromper. Si la prise en compte de cette finalité intentionnelle permet à une société organisée de pouvoir juger et réparer l’erreur et, en somme, d’inclure dans ses institutions celle d’une justice rationnelle, elle ne semble pas autoriser, du point de vue strictement juridique, un rapprochement entre l’erreur et une origine métaphysique, fût-elle morale ou religieuse. En d’autres termes, le droit civil, tant dans le contenu de sa législation que dans la jurisprudence de son application, ne peut admettre et laisser reconnaître que l’erreur est humaine. Ce n’est là ni sa valeur théorique ni sa fonction pratique.

            Pourtant, rectifier l’erreur reste une fin légale. C’est même la fin ultime de tout droit, dès lors qu’on l’applique pour rendre la justice. En ce sens, une rectification légale de l’erreur peut mener soit à un simple avertissement, soit à une condamnation, mais en aucun cas à son effacement par l’excuse. Un tribunal rappelle la loi et rend  une sentence à l’égard d’une erreur qui reste jugée et jamais excusée. Même lors d’un acquittement, les raisons sont données pour innocenter ou blanchir quelqu’un, c’est-à-dire pour écarter son implication volontaire ou involontaire dans une affaire. Cependant, l’instance judiciaire ne le fait pas par humanité, par charité ou compassion ou en prétextant l’humanité de l’individu concerné, sans quoi toutes les affaires, y compris les plus criminelles, aboutiraient à un acquittement. Invoquer l’humanité pour justifier l’erreur n’est pas une disposition légale. Et tout ce que peut dire un juge à propos de l’erreur en général, c’est qu’elle est répréhensible et, en cela, blâmable ou condamnable, en fonction de l’acte commis. En somme, le jugement légal de l’erreur pourrait faire intervenir dans son processus des éléments conceptuels tirés de la morale ou de la religion – on peut penser ici, à titre d’exemples, à la monarchie de droit divin ou au droit américain qui aujourd’hui encore intègre comme une garantie de bonne foi le serment sur la Bible –, mais ces éléments ne sauraient constituer une part objective stricte, liée à une réalité dont l’universalité serait indiscutable.

            Le droit civil, même s’il rend possible dans sa pratique une répréhension et une rectification de l’erreur, ne permet pas de comprendre le lien possible entre l’erreur en général et le fait pour elle d’être une production humaine. L’expression « l’erreur est humaine » n’a donc aucune signification juridique. C’est pourquoi la recherche doit être menée en-deçà du droit civil, au fondement même des déterminations particulières, là où ce que Hegel nomme le « droit philosophique », c’est-à-dire le droit naturel, intègre et restitue la particularité humaine au travers de principes universels. Dans la sphère du droit naturel, la force de l’individu tenant lieu d’expression vitale, l’erreur consisterait à manquer les fins de la nature dont toutes conduisent à un seul et même principe universel, l’autoconservation. Ainsi, en l’absence de législation normative, s’égarerait celui qui ne répondrait pas aux besoins que la nécessité naturelle exige de satisfaire. Mais, contrairement au droit civil qui tient compte de l’avantage final (et illégal) que l’on tire de l’erreur, le droit naturel n’accorde à l’erreur aucun intérêt. En effet, il n’y pas le moindre profit à tirer de l’insatisfaction des besoins naturels et nécessaires. Sans ce rapport avantageux, l’erreur, dans la nature, est sans valeur et donc inexistante. Cela signifie que la nature ne se trompe pas et qu’elle ne peut viser d’autres fins que celles qui sont inscrites en elle. Ce n’est pas l’avis d’Aristote qui constatait que ça et là des monstruosités, des ratés apparaissaient dans le dessein général de la nature. Mais ce jugement téléologique demeure anthropocentrique car il projette sur les processus naturels des fonctions et des valeurs éthiques (comme dans l’idée que la nature ne fait rien en vain ou qu’elle réalise le meilleur…). C’est plaquer l’ethos strictement humain sur du mécanique et voir de la volonté là où il n’y a que des rapports de développement. Si donc l’erreur est absente de la nature, si seule la volonté peut se tromper, alors tout être doté de volonté peut tomber dans l’erreur. En ce sens, l’erreur est humaine parce que l’humain est un être volontaire.

            Cependant, en reprenant le vers 495 de la comédie Asinaria de Plaute, Hobbes réaffirme que l’homme est un loup pour l’homme, « homo homini lupus est » (Du citoyen, Epître dédicatoire). Les humains seraient naturellement ennemis, le sentiment de l’amitié n’étant qu’une détermination sociale susceptible de se développer à partir de cette première strate de l’inimitié. Et l’erreur comme faute morale et non comme faute politique semble avoir une place assez singulière dans un état où la nature s’exprime par la violence, violence d’abord physique où règne le droit du plus fort, puis violence pathologique où s’affrontent les passions (l’envie, la jalousie, la vengeance…). Du moins, l’irrésistible inclination à nuire peut être regardée comme une volonté mauvaise en soi de laquelle surviennent les égarements, les déviations par rapport à la conduite que dicte une droite raison qui n’est autre que la loi naturelle elle-même (Id., Section première, Chapitre II, I). Avec Grotius, l’humain était fondamentalement bon, bonté originelle qui prendra une forme théorique plus aboutie avec Rousseau. Mais avec Hobbes, l’humain, bien que perfectible, est originellement méchant et mauvais. C’est pourquoi il y a nécessité à sortir de cet état de guerre pour entrer dans un état de paix assurée par le Léviathan, souverain absolu qui détient et totalise l’ensemble de la force. Tandis que l’épanouissement de la rationalité morale trouve son point culminant, avec la religion, dans l’Etat politiquement organisé, la droite raison sert de guide et de critère normatif au jugement de tout acte dans l’état de nature. Mais les actes qui s’écartent de la droite raison ne sauraient trouver de rectification ou d’acquittement selon des valeurs naturelles. D’où une certaine distorsion théorique voulue par Hobbes dans l’idée de superposer la norme religieuse à la violence naturelle : « tout mouvement de la volonté contraire à la droite raison », dit-il, est un péché (Id., Section deuxième, Chapitre XIV, XVI). Notons ici la part du texte que Hobbes souligne et qui montre l’étendue et l’importance du péché dans son rapport aux mouvements de la volonté.

            Superposer le religieux à la nature n’a rien d’un artifice sophistique ou d’une complaisance historique. Il s’agit plutôt d’une rupture avec la métaphysique classique au profit d’un pragmatisme théologique. Dire, en effet, que tout écart volontaire par rapport à la droite raison est un péché (peccatum), c’est vouloir affirmer que le péché est le premier écueil dans lequel la volonté tombe lorsqu’elle ne répond plus à l’intérêt propre de l’individu et aux impératifs vitaux de la loi naturelle. Bien qu’étant  premier dans l’ordre du mal, le péché trouve sa cause dans l’errance de l’entendement. Et c’est de l’égarement intellectuel que suit le péché comme du raisonnement suit la volonté (Ibid.). Mais le péché n’est pas un simple fourvoiement dû à une erreur de calcul et il est impossible de ne pas lui associer sa dimension première et biblique. En ce sens, toute la symbolique du péché qui s’exprime dans le désir interdit, la tentation, le fruit défendu, sert de point d’ancrage à la nature humaine et inaugure la totalité du mal. Au travers de ces symboles semble s’ouvrir un passage, celui qui va du péché originel au péché effectif (péchés capitaux, véniels ou mortels dans le christianisme). Mais de l’un à l’autre, aucune transvaluation ne s’opère et le mal reste, dans son essence, le même : il demeure une transgression de la loi divine, une désobéissance à l’autorité absolue de Dieu et un refus de soumettre l’âme au Jugement Dernier.

            Le péché est donc essentiellement une liberté et une mise à distance de la domination divine. Il est une concurrence faite à Dieu car, comme le pense Descartes, la liberté qui est d’abord puissance d’affirmer ou de nier est identique en l’homme et en l’Etre suprêmement parfait. Conséquemment, si l’erreur est un défaut, la liberté dont elle est issue est, quant à elle, une perfection. C’est la raison pour laquelle seul Dieu peut juger de la valeur du péché et, le cas échéant, pardonner puisqu’il peut mesurer l’importance du mal accompli sur l’échelle de la perfection. De cette façon, le pardon devient pour tous les péchés, excepté ceux dits mortels qui entraînent la mort de l’âme et le divorce avec Dieu (comme le péché d’incroyance ou d’athéisme), un effacement de la faute, une annulation de l’offense, une sorte de remise à zéro de la liberté, pouvoir dont Dieu possède l’exclusivité. Ainsi, l’humain, parce qu’il est l’auteur de la faute, ne pourrait pardonner. L’humain, qui est l’être par qui le mal advient, ne saurait être celui par qui toute faute pourrait trouver son absolution. Selon cette logique de la transcendance, l’humanité engluée dans le mal ne contiendrait pas en soi le principe de sa rédemption et de son salut. Dieu qui pardonne serait ainsi son seul espoir et recours, sa seule issue et son seul secours.

            La vision chrétienne du mal, pour peu qu’on s’en sépare, déploie une dimension pessimiste et dépréciative à l’égard de la nature humaine. Elle fige l’humanité dans une tendance primitive et résolument négative. Dans cette perspective, l’erreur n’est pas seulement humaine. C’est l’humain en soi qui est une erreur, un écart de trajectoire, un projet divin avorté, inabouti, abandonné. Et l’erreur survient dans un contraste saisissant qui sert également de pont argumentatif : tout allait bien dans l’Eden et tout va mal dans le monde. L’innocence perdue, la honte et la pudeur apparues, l’erreur est tombée comme une conscience claire et tragique. De cette chute, l’humain est rendu responsable. Il y aurait bien une faute humaine originelle. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de pardon divin originel ? Pourquoi Dieu ne s’est-il pas montré clément en reconnaissant qu’il pouvait s’agir là d’un incident en tout réparable ? Mais, au regard de cette transgression volontaire, Dieu s’est maintenu dans une colère patriarcale et culminante, irréversible et punitive. Et au fond, c’est aussi par sa décision que le mal s’est répandu dans le monde. Bien qu’elle soit discutable, la transvaluation opérée par le Christ est donc considérable : le Dieu irascible est devenu le Dieu du pardon et de l’amour, le Père expiateur et miséricordieux, ce qui signifie, non sans raison, que l’on ne saurait pardonner sans aimer, absoudre sans admettre et partager la souffrance du monde. Transvaluation et inversion des puissances : nous sommes presque dans la situation où le Fils aurait tout pardonné, y compris les colères passées du Père…

            Pour être complet, il manque, toutefois, à ce schéma chrétien de l’erreur et de la faute originelle le personnage du Diable (du grec dia-bolos : séparer, diviser) dont le rôle est central. Incarnant le mal, il subit, comme l’humain, la malédiction divine et concentre en lui toute la puissance négative qu’il peut étendre à sa guise sur le monde. Tantôt serpent, dans la Genèse, tantôt Ange déchu par Dieu, puis Prince des Ténèbres, jusqu’à la Bête terrifiante de l’Apocalypse, le Diable ou Satan n’est pas une figure abstraite du mal. Il en est la personnification, la représentation concrète et vivante dont le pouvoir et l’empire séduisent l’humain qui peut s’en inspirer pour commettre les pires atrocités. Le Malin est séducteur et intrusif : il séduit et prend possession des êtres en leur insufflant de mauvais désirs qui, confrontés aux bons, divisent et mettent en conflit les humains, non seulement entre eux, mais aussi avec Dieu. En lui et par lui, le mal ne peut être un accident involontaire ; il devient l’objet d’une volonté, la fin d’un projet. La souffrance et la mort sont la nourriture qu’il recherche au cœur de chaque être et en chaque dessein. L’Enfer est son royaume et la terre, son terrain de chasse. Ainsi en est-il pour le personnage, son rôle et son monde. Mais, dans ce cas de figure, que devient l’erreur ? Avec le Diable comme instigateur, peut-elle être encore une œuvre entièrement humaine ?

            Si, au-delà des caricatures ou de la dérision qui peut en naître, on considère le Diable comme le grand inspirateur du mal, il n’est pas cependant l’unique source à laquelle la faute, erreur morale, puise sa substance. Certes, la littérature et l’iconographie démoniaques d’origine chrétienne sont riches, variées et conservent, du fait de leur popularité, une influence considérable. Mais la source inspiratrice du mal est polymorphe : émanant, dans la nature humaine, de l’irrésistible penchant à la faute, elle s’étend, d’une part, aux concepts qui en rationalisent la réalité et, d’autre part, à l’histoire humaine qui en valide par l’exemplarité l’expérience et le renouvellement possible. L’inclination naturelle à la faute, tout comme la culture savante ou populaire liée à la représentation du mal, sont les déterminations les plus manifestes de l’erreur. Et c’est dans une relation d’enrichissement réciproque entre ce qui n’est qu’une tendance à fauter et ce qui permet d’en référencer la pensée que l’erreur quitte le statut de projet et devient une réalité, un phénomène du monde. La culture lui donne, en effet, la consistance et l’épaisseur, autrement dit, la gravité que l’on qualifiera de néfaste, mauvaise ou diabolique, selon son origine. C’est en ce sens qu’il faut interpréter, semble-t-il, les paroles de saint Augustin, lorsqu’il déclare : « Humanum fuit errare, diabolicum est per animositatem in errore manere » (littéralement : « Commettre des erreurs est le propre de l’humain, mais il est diabolique de persister dans l’erreur par orgueil », Sermons, 164, 14). La persistance dans l’erreur va au-delà de la simple inclination fautive, laquelle se montre insuffisante quand il s’agit de faire durer et même grandir la faute. Pour alimenter cette réalité, l’inspiration a besoin d’une autre force, d’une passion coupable. Alors seulement, l’erreur est diabolique.

            Les passions qui nourrissent l’erreur en diabolisent l’origine et la fin. Ce peut être l’orgueil pour saint Augustin ; mais il peut être question aussi de l’envie, de la jalousie ou de toute forme de sentiment exacerbé par l’imagination, « cette maîtresse d’erreur et de fausseté », selon la formule pascalienne (Pensées, 104/361, col. La Pléiade, Gallimard, 1976, p. 116). La pathologie de l’erreur est un processus essentiellement imaginatif qui élabore un projet à partir d’un sentiment exagéré, souvent dans la souffrance, et qui vise à en sortir par l’obtention d’une jouissance dominatrice. Telle est, par exemple, la vengeance : le ressentiment est la souffrance que l’on veut effacer par la jouissance que produit le malheur causé à l’ennemi. L’erreur est alors érigée en triomphe. Par l’imagination, elle devient une vertu salvatrice qui vaut comme un renoncement définitif au salut que propose Dieu. Elle se passe de Dieu et de ses lois car elle a les siennes propres. Il est vrai que l’erreur peut être pathologiquement réglée par une méthode et par des valeurs inscrites dans un code dont elle possède seule les clefs. Pensons ici à la mafia et à son code de l’honneur.

            L’erreur donne donc l’impression de fonctionner de façon autonome, ce qui renforce l’idée qu’on ne peut transgresser la loi qu’en opposant à celle-ci sa propre loi. L’erreur, dans sa transgression, est un défi subjectif à l’objectivité : elle revendique le statut de vérité et une position légitime dans les actes de référence. C’est la raison pour laquelle elle ne requiert, en tant que faute, aucune excuse, aucun pardon puisque ce ne sont pas là les fins auxquelles elle se destine. Ce statut assez singulier de l’erreur, qui s’établit sur son analogie avec la vérité, n’est pas sans correspondre à un principe subjectif dont l’expérience la plus courante révèle la réalité, à savoir que l’humain est incapable d’excuser ou de pardonner totalement. Sans excuse et sans pardon, l’erreur l’est à double titre : d’une part, ayant sa raison propre, sa fin n’est pas d’être excusée ou pardonnée ; et, d’autre part, l’humain ne possédant pas le pouvoir absolu de l’excuse ou du pardon, tout acquittement semble compromis. Cela signifie que l’on ne saurait effacer une erreur commise en lui opposant simplement son contraire, la vérité, que ce soit celle qui explique les raisons de son apparition ou celle qui en relativise la valeur.

            A y regarder d’un peu plus près, excuser en expliquant l’erreur ou pardonner en la relativisant par rapport à un absolu sont des actes qui exigent une position culminante. Pour les réaliser, il faut prétendre détenir non pas une vérité, mais la vérité, celle qui aurait précisément le pouvoir de disculper et de purifier. Mais, l’individu le plus sage peut bien faire preuve d’un amour immodéré pour son prochain et d’une compassion sans borne, il ne détient aucune vérité de la sorte. En fouillant dans les recoins du savoir, dans les sciences humaines d’abord, puis dans les sciences exactes, tout ce qui s’affirme comme vérité, c’est-à-dire comme adéquation de l’idée à la réalité ou comme consistance logique, ne saurait posséder une telle vertu, laquelle est laissée à la prétention des religions ou de certaines spiritualités. L’histoire fournit de nombreux exemples de récits explicatifs sur les grands génocides du XXe siècle. La sociologie, à l’appui des statistiques, permet d’en comprendre les enjeux sociaux ou ethniques. La psychologie peut également détailler la personnalité de tel individu influent et saisir les principes qui en ont régi le comportement. Et en utilisant des outils mathématiques comme le calcul des probabilités, il est possible de formaliser des modèles de situations différentes de celles qui se sont produites effectivement. Pourtant, posséder un tel savoir permet-il d’excuser le massacre des Arméniens par les Turcs, la déportation et l’extermination des Juifs par les Nazis, l’élimination massive des Cambodgiens par les Khmers rouges ou encore la destruction systématique des groupes ethniques tutsi par les Hutu, au Rwanda ? La position religieuse aurait sans doute un avantage sur l’explication rationnelle car l’absolu qui est son objet, bien qu’étant pensable et accessible par la foi, reste inconnaissable en soi. Le pardon émanant de l’absolu, émanation symbolique dont les prêtres sont les médiateurs, est donc toujours possible à l’égard de la barbarie, même si humainement on peut émettre certaines réserves. Toutefois, dans ces cas où l’erreur revêt des figures extrêmes, l’excuse et le pardon pourraient bien avoir, non sans raison, des valeurs ambiguës de complicité.

            En conséquence, quand bien même nous le souhaiterions, la science qui, pour suivre la conception d’Aristote, ne peut être qu’une connaissance vraie, ne saurait autoriser une amnistie des erreurs, a fortiori de celles qui, à de multiples reprises au cours de l’histoire, ont pris le visage du mal. Expliquer, justifier, démontrer sont autant d’opérations intellectuelles qui ne peuvent mener à une tolérance illimitée, bien qu’elles puissent ouvrir la voie à une sagesse certaine. Si, derrière ces opérations, existe la principale motivation de comprendre le mécanisme de l’erreur, cela ne veut pas dire qu’au bout du compte, une fois l’explication formulée, il résulte une approbation de l’acte commis. Certes, comprendre requiert une implication totale de la subjectivité, tant rationnelle qu’émotionnelle, sans quoi il serait impossible de correspondre à l’essence de l’erreur et d’en objectiver la réalité. Mais il ne peut être question d’une implication participative et complice ou, à l’inverse, réprobative et moralisatrice puisque, dans les deux cas, c’est l’objectivation elle-même qui serait remise en cause. Comprendre une erreur consiste à vouloir énoncer le principe qui lui a permis de voir le jour et cette mise en lumière ne semble possible qu’à l’issue d’une enquête de vérité. En revanche, ce n’est et ce ne peut être, en aucun cas et au nom de l’objectivité, une approbation donnée à ce principe. Reconnaître une culpabilité après en avoir expliqué les raisons et dévoilé le cheminement ne peut donner lieu à aucun consentement qui en validerait le principe et qui, du même coup, en supprimerait la responsabilité.

            « L’erreur est humaine » est une expression qui, prise en un sens plein et véritable, est à la fois dépréciative et dangereuse en ce qu’elle sous-entend, d’une part, que l’humain est naturellement erratique et, d’autre part, que l’on peut s’affranchir de toute responsabilité sous le prétexte de ce même erratisme naturel. Certes, l’humain est un animal qui a conservé de ses instincts premiers le goût de l’errance et de l’aventure. A partir de ce vestige biologique, il oriente souvent ses désirs là où sa pitance est la meilleure et, surtout, la plus facile à trouver. Il est alors paradoxal de constater à quel point les désirs dont la satisfaction est la plus directe sont presque toujours les plus déviants. Autrement dit, le chemin le plus court pour satisfaire un désir est sans doute le plus propice à l’erreur car il ne bénéficie pas du temps de la réflexion. C’est pourquoi, produites dans l’urgence de l’instinct, la plupart des erreurs sont irréfléchies, sans détour et parfois d’une extrême brutalité. Elles ne sont pas pour autant dépourvues de responsabilité. Toutefois, quand le droit, la religion et la morale définissent la responsabilité de l’erreur sur le principe de la volonté, il est permis de penser qu’il s’agit d’un artifice conceptuel qui autorise la sanction. Nous pensons, au contraire, que le principe de l’erreur, l’instinct premier de l’humain, produit et engage comme effet une volonté et, par là même, une responsabilité condamnable. Le résultat est le même, dirons-nous. Mais le processus d’interprétation de l’erreur est plus équitable et objectif quand il n’intègre pas une volonté première dont la primauté n’est pas sans évoquer celle d’une toute-puissance transcendante.

            Interpréter l’erreur au cœur de l’humain et de sa vie instinctive, sans qu’il soit fait référence à un premier principe équivoque comme celui de la volonté, évite de relativiser la responsabilité de l’individu en la rapportant à une diversité de causes (Dieu, l’éducation, l’environnement social, le niveau d’instruction…) qui, une fois mises à jour, auraient un effet psychologique amnistiant susceptible de remettre en question toute sanction. Se concentrer de façon immanente sur les impulsions directes, réfléchies ou non, dans la perspective d’y déceler le départ de la volonté et de son projet, doit pouvoir extraire le motif de l’erreur, détermination suffisante pour établir une rectification ou une éventuelle sanction. L’excuse et le pardon sont donc, non seulement inutiles ici, mais également nuisibles à l’intelligence car, en effaçant la faute et sa sanction possible, le progrès même de l’instinct et son évolution rationnelle sont niés. C’est pourtant dans le sens de cette négation des forces positives de l’humain que semble conduire la célèbre idée selon laquelle l’erreur est humaine. Elle reste le parti pris de la tolérance infinie de l’erreur et de l’absence totale de sanction finale.

            Nous prendrons, sur ce dernier point, la suite de ce que pense Karl Popper et de ce qu’il appelle le « paradoxe de la tolérance ». La tolérance ne saurait s’exercer sans limite. Elle doit s’inverser et devenir intolérance lorsqu’elle est confrontée à l’intolérable et à l’insupportable. Si ce n’est pas le cas, si la tolérance demeure illimitée à l’égard de l’intolérant, « alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui » (The Paradox of ToleranceThe Open Society and Its Enemies, Vol. I, Chapt. 7, n. 4, at 265, Princeton University Press, 1971). Au nom de la persistance de la tolérance et afin qu’elle puisse encore s’appliquer, il faut revendiquer le droit de supprimer les intolérants, « au besoin même par la force », dit Popper, car il se pourrait que ceux-ci refusent toute discussion logique et se placent d’emblée hors la loi, en répondant aux arguments tolérants par la violence. Pour appuyer ce traitement physique, toute incitation à l’intolérance doit être déclarée criminelle comme c’est le cas de toute incitation au meurtre, ce qui borne tout acte, y compris celui de s’exprimer, à la loi. Si l’on ne défend pas la société de la sorte contre les assauts de l’intolérance, les tolérants et avec eux la tolérance même, conclut Popper, seront anéantis.

            L’erreur est certes une production humaine dont la responsabilité ne saurait être laissée au jugement d’une autorité transcendante qui, de façon exclusive, en déciderait l’acquittement ou la sanction. D’origine humaine, l’erreur doit être traitée humainement, sans excuse et sans pardon, en somme, sans nier son imputabilité à un fond naturel souvent plus impulsif que réfléchi. Imputer l’erreur non à la volonté, mais à l’impulsion directe et parfois violente de certains désirs permet une rectification ou une sanction respectueuse de la perfectibilité humaine, le but étant de sortir de l’instinct pour gagner la raison et de sauver l’individu, ici et maintenant. Cela suppose, premièrement, que la tolérance qui s’exerce à l’égard des erreurs les plus courantes, ne saurait être absolue en s’appliquant également à une intolérance qui pourrait l’anéantir. Deuxièmement, l’erreur ne peut être regardée comme totalement dénuée de sens car elle a comme corrélatif la vérité. En cela, l’erreur n’est pas la simple contrepartie déviée de la vérité ou le membre mort dont on cherche à se séparer pour progresser plus rapidement. L’erreur est une vérité échouée, une proposition qui ne fait pas ou qui ne fait plus l’unanimité.

             L’histoire des sciences offre de nombreux exemples de situations où le progrès s’est réalisé, comme le dit Bachelard, grâce à une « succession d’erreurs rectifiées ». Cependant, en attendant une rectification pratique et conceptuelle, il faut bien reconnaître que l’erreur a d’abord été considérée comme une vérité, qu’elle en a eu le statut, la valeur et le succès auprès de la communauté scientifique. Dès lors, il n’est pas faux de dire que l’erreur est une vérité provisoire, une croyance qui cesse de susciter l’adhésion, à un moment précis de son histoire. En 1777, quand on commence à nommer « oxygène » le gaz très pur que Lavoisier obtient en chauffant de l’oxyde rouge de mercure, toutes les conditions sont présentes pour ne plus croire à l’existence de « l’air déphlogistiqué ». Cela signifie qu’avant d’être admise comme fausse, l’erreur s’est maintenue comme une vérité qui faisait autorité, à savoir comme un « paradigme », pour employer le concept très juste de Thomas S. Kuhn. La corrélation entre l’erreur et la vérité peut donc s’établir historiquement comme un passage réciproque du statut de l’une au statut de l’autre, mouvement qui semble mettre un terme à la croyance qu’il existe une fausseté et une vérité absolues.

             Scientifiquement, comme d’ailleurs d’un point de vue éthique, l’erreur est humaine en ce qu’elle exprime contradictoirement le défaut intellectuel de l’humain et sa perfectibilité, sa tendance à faillir et sa propension à progresser. L’erreur en dit long sur le tiraillement intérieur entre notre faiblesse et notre force, entre ce qui nous pousse vers la chute et ce qui nous hisse vers les sommets. Mais si elle constitue réellement un fond obscur où notre pensée et notre action se voient déchirées entre le plus court chemin de l’impulsion et la voie laborieuse de la raison, il serait illusoire de croire qu’à l’opposé de ce conflit une vérité lumineuse et rassurante tirerait sa validité d’un arrière-monde dont l’existence demeure à jamais hypothétique. A l’égal de l’erreur, la vérité est elle aussi humaine, c’est-à-dire produite sur la base d’un accord et pour une durée limitée, ce qui assure à la première un juste et conventionnel traitement par la seconde.

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