Philosopher ensemble

Le sujet selon Kant (projet d'étude)

Par Filiberto Costantini

La subordination du niveau analytique au niveau synthétique qui ponctue de façon constante toute la déduction transcendantale des catégories et qui se situe en-deçà du renvoi de la raison au plan pratique non spéculatif annoncé dès les premières lignes de l’Analytique des principes, cette subordination représente le véritable aboutissement du renversement « métaphysique » opéré par la révolution kantienne au cœur même de la conception traditionnelle du sujet. Et qui d’autre que Descartes pouvait représenter meilleure cible pour ce renversement ?

Réflexions sur la doctrine kantienne du sujet

à propos d’un nouvel apport

philosophique présumé dans la perspective

de sa réfutation critique du cogito cartésien

________

« (…) le prétendu raisonnement cartésien : cogito, ergo sum, est dans le fait tautologique,

puisque le cogito (sum cogitans) exprime immédiatement l’effectivité. »

Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, 2e paralogisme, IV, 224, [A 355].

________

   Ce que met en lumière la déduction transcendantale des concepts purs de l’entendement à l’issue de l’Analytique des concepts n’est pas uniquement lié à l’exigence kantienne de définir a priori les conditions de possibilité structurelles et épistémologiques de la science mathématique, par suite de la science de la nature, et cela à partir des apports spéculatifs de l’Esthétique transcendantale, apport fondateur dont l’intérêt capital est de proscrire in fine un usage des catégories transcendant le champ de l’expérience possible. Autrement dit, à ce niveau de la CRP, le projet de Kant n’est pas seulement de démontrer la nécessaire valeur objective des catégories, en cherchant d’abord à rompre avec leur application aux choses en soi devenue l’ordinaire de la métaphysique classique, puis à répondre à la fameuse question « quid juris » qui permet de sortir du simple exposé rhapsodique qu’en a fait Aristote pour leur appliquer une déduction, à la façon des juristes, dont le principe est d’établir la légitimité de leur usage ; l’intérêt de cette déduction est aussi et surtout d’affirmer une identité du sujet inaperçue jusqu’alors et de constituer un nouveau point d’arrimage de la science. Projet à l’apparence toute cartésienne que nous pourrions assez précipitamment corréler aux premières préoccupations métaphysiques de la philosophie moderne si le traité de la méthode instauré par la critique ne venait supplanter dans sa constitution logique comme dans ses intentions spéculatives toutes les méthodes tentées jusqu’alors. Cependant, pour éviter une précipitation suspicieuse de cet ordre à l’égard de la modernité kantienne qui, abandonnant l’idée qu’elle représente une rupture épistémologique dans l’histoire de la philosophie, voudrait délester l’intelligence de la critique de sa puissance novatrice en l’interprétant comme une suite ou une partie de la métaphysique générale[1], il est utile de se demander sur quoi repose l’originalité de la perspective transcendantale du sujet dans l’élaboration des principes a priori qui fondent la science et de déterminer précisément les éléments théoriques qui en légitiment l’affirmation. Et c’est inévitablement à partir du cogito cartésien et, plus généralement de l’idéalisme problématique de Descartes dont Kant reconnaît l’importance philosophique[2] que le but est de savoir, d’une part, si la CRP propose réellement, et pas seulement comme horizon, une « révolution », comme cela est annoncé dès la préface[3] et, d’autre part, si un renversement de cet ordre peut, en toute hypothèse, profiter à une nouvelle philosophie du sujet.

   Dans une approche globale, il nous semble que cette nouveauté porte essentiellement sur une présentation du sujet qui tient compte d’une différence fondamentale entre la fonction transcendantale de l’aperception[4] et son principe appliqué, dont la finalité est, en dernière analyse, de préserver la subjectivité de toute tentative de substantialisation en lui reconnaissant le pouvoir de constituer l’objectivité indépendamment d’une intervention transcendante. L’exposé et la reconnaissance d’un tel pouvoir permettent à Kant d’isoler totalement[5] l’entendement humain et de le maintenir dans l’immanence d’une sorte de solitude originaire à l’égard non pas de toute perception empirique, à la manière cartésienne, mais de toute puissance intelligible, archétypique, en somme, divine. C’est en effet « seul » qu’il exerce la faculté spontanée de produire les catégories qui sont les règles a priori de la pensée, lesquelles, rappelons-le, ordonnent et lient le divers donné dans l’intuition, opération indispensable à l’élaboration de la connaissance qui a pour conséquence liminaire de saper le mépris pour la sensibilité dont Leibniz et Wolff ont su tirer parti si dogmatiquement, mépris qui finit toujours par dénaturer l’entendement humain au profit de l’entendement divin[6].

   Kant distingue, disons-nous, la fonction et le principe – distinction plus nette encore dans la seconde édition de la CRP – afin de montrer, d’une part, comment et pourquoi le « je » désubstantialisé n’est pas un sujet vide d’attribution ou seulement inhérent à tout prédicat possible et, d’autre part, que son unité est identique en un sens non pas psychologique, mais logique puisqu’elle contient, dans son principe, la condition de la connaissance même. Le sujet kantien, rapporté à son unité, n’est ni plus ni moins qu’une fonction d’identité de type A = A où numériquement il ne peut être question d’autre chose. Pour autant, cela ne saurait signifier que son pouvoir ne puisse s’étendre à autre chose que lui car, son identité étant originairement synthétique, sa fonction a pour principe la synthèse.[7] C’est d’ailleurs en ce sens précis que la proposition qui définit l’unité de l’aperception comme identique est analytique[8] et, qu’en elle-même, elle ait comme principe le pouvoir de s’ajouter synthétiquement à chacune de nos représentations. Si sa fonction est l’unité d’un acte de subsomption,[9] son principe est d’entrer en rapport avec les représentations de l’imagination dont elle « accompagne » seulement au plan empirique la reproduction et qu’elle ordonne, lie et temporalise a priori dans le processus de production d’image conceptuelle, c’est-à-dire dans la schématisation transcendantale des concepts purs de l’entendement.

   Si nous détaillons davantage ces deux niveaux de compréhension du sujet que sont la fonction pure de l’aperception et son principe a priori, il est possible d’apercevoir deux strates qui se superposent de façon permanente dans l’Analytique, à savoir celle de la synthèse comme condition transcendantale de l’unité de l’objet et celle de l’analyse comme décomposition successive de son concept. C’est dans la superposition, d’ailleurs hiérarchisée, de ces deux activités du sujet que la déduction transcendantale expose un nouveau point de vue sur le rapport entre subjectivité et objectivité. L’innovation principale réside, selon nous, dans l’idée que toute analyse suppose une synthèse originaire et fondatrice,[10] et que celle-ci ne peut être réalisée que par une fonction identique qui n’est pas une coquille vide, comme nous l’avons dit, mais qui, dans son rapport à un objet possible, détient un pouvoir de liaison qui est en même temps le principe producteur de la connaissance des phénomènes. Mais cette idée que le synthétique fonde et commande l’analytique et qu’à l’origine de toute analyse se trouve une synthèse, Kant ne la développe pas seulement pour satisfaire à des exigences critiques dont l’argumentation prenant place dans la Logique transcendantale vise à substituer à l’ontologie classique une nouvelle théorie de la connaissance ; autrement dit, cette idée d’un primat du synthétique sur l’analytique ne décrit pas uniquement un réseau d’interconnections logiques qui, en mettant en jeu les différents pouvoirs de l’esprit que sont la sensibilité et l’entendement, produit une objectivation valide possible ; la subordination du niveau analytique au niveau synthétique qui ponctue de façon constante toute la déduction transcendantale des catégories et qui se situe en-deçà du renvoi de la raison au plan pratique non spéculatif annoncé dès les premières lignes de l’Analytique des principes[11], cette subordination représente le véritable aboutissement du renversement « métaphysique » opéré par la révolution kantienne au cœur même de la conception traditionnelle du sujet. Et qui d’autre que Descartes pouvait représenter meilleure cible pour ce renversement ?

[1] L’apparition du système kantien au cours de l’histoire de la pensée philosophique a donné lieu à bien des controverses et des prises de position. Pour ne pas nous étendre indéfiniment sur un sujet important, mais éminemment polémique, nous voudrions juste rappeler ici l’opposition entre deux façons d’aborder le kantisme dont les représentants sont Heidegger, avec les partisans d’un renouveau de l’ontologie, et l’école de Marburg avec Natorp, en particulier. Heidegger a vu dans le kantisme un renforcement de la métaphysique qu’il a interprété comme une « ontologisation » de la critique de la raison pure ; cf. Kant et le problème de la métaphysique, I, §1 et suiv., notamment pp. 69-78 des éditions Gallimard  (Paris, 1953). Au contraire, Natorp fait du kantisme un moment central dans la philosophie dont les prédécesseurs seraient les précurseurs inconscients et les successeurs les disciples plus ou moins fidèles ; cf. Descartes Erkenntnistheorie, Eine Studie zur Vorgeschichte des Kritizismus (Marburg, 1882). Notre réflexion prend très exactement le contre-pied de ces deux positions en examinant ce qui, dans la critique de la raison pure que Kant élabore comme une propédeutique au système tout entier, relève à la fois d’une métaphysique au sens d’une ontologie et d’une nouvelle philosophie spéculative en rupture avec les précédentes.

[2] L’idéalisme problématique de Descartes « est rationnel et conforme à une manière de penser solide et philosophique » (Critique de la raison pure, III, 191).

[3] Id., Préface de la seconde édition (1787).

[4] Le terme « aperception » que l’on retrouve dans les notes de Kant dès 1775 (Duisburgsche Nachlass) qualifie la conscience du moi. Celle-ci est déjà établie dans sa tripartition empirique, pure et transcendantale. Cependant, le flottement lexical entre « aperception » et « appréhension » fait dire à Vleeschauwer que Kant a fait preuve d’une « défaillance terminologique déplorable. » Voir L’évolution de la pensée kantienne, p. 83 (Paris, 1939).

[5] Pour appuyer cette idée, Kant emploie des métaphores géographiques tout à fait explicites. L’entendement est vu comme « un pays », comme « une île que la nature enferme dans les limites immuables. » Cf. Id., III, 202.

[6] Id., III, 66.

[7] Rappelons que si les intuitions reposent sur des affections, les concepts reposent sur des fonctions. Et Kant appelle fonction l’unité de l’acte qui consiste à ranger diverses représentations sous une représentation commune. Cette conception sera complétée par la doctrine du schématisme qui montrera comment, dans un jugement, la subsomption d’un objet sous un concept se fait d’après les règles catégoriales, lesquelles sont déterminées par les principes a priori de l’entendement pur. Voir Ibid., III, 85.

[8] Ibid., III, 110.

[9] Ibid., III, 85.

[10] Ibid., III, 110.

[11] Ibid., III, 130.