Philosopher ensemble

Penser l'histoire

Par Filiberto Costantini

Donner un sens à l’histoire est un besoin de la raison qui, même si elle ne peut trouver une totale satisfaction dans la précision et la vérité des concepts qu’elles utilisent pour le qualifier, ne peut s’empêcher d’y enquêter irrésistiblement.

L’histoire a-t-elle un sens ?

I.                    Le plan sémantique ou la valeur du récit historique.

   L’histoire est un récit qui rapporte chronologiquement les faits passés en lien avec un événement (l’avènement de Clovis, les Croisades, la Révolution française, la bataille de Verdun…). Son sens est ici la signification que le récit exprime. Cette signification provient de la liaison établie entre plusieurs individualités, liaison qui a la valeur d’une interaction puisqu’elle s’inscrit sur une échelle chronologique. Mais il ne s’agit pas d’une interaction réflexive qui s’attacherait à développer analytiquement le contenu d’un concept. Le sens historique est davantage le produit d’une interaction transitive dont le déroulement, parce qu’il est temporel, répond au principe de causalité. Par exemple, Ravaillac, après avoir assassiné Henri IV, est conduit à la Conciergerie, puis condamné à mort par le Parlement de Paris. Si l’on développait la représentation « Parlement de Paris » à laquelle aboutit la liaison transitive, on ne pourrait y découvrir comme une donnée intrinsèque que celui-ci était présidé par Achille Ier de Harlay.  Cette information liée extrinsèquement au « Parlement de Paris » est obtenue synthétiquement, par ajout à la notion, et non analytiquement, dans son développement. Et c’est l’accumulation de données extérieures les unes aux autres qui une fois mises en relation construit le sens de l’histoire en faisant de celle-ci un récit compréhensible.

   Ce travail de rapprochement et de liaison des faits est celui de l’entendement, même si l’historien en est le témoin ou l’acteur direct (comme César, dans La Guerre des Gaules). Mais contrairement à un travail scientifique où l’entendement subsume la particularité du divers de l’intuition sensible à la généralité du concept dans le but de formuler une règle synthétique qui servira elle-même de cas-type à la raison pour l’établissement de lois universelles, le travail historique consiste à lier, certes synthétiquement, comme nous l’avons vu, le divers empirique non dans une forme conceptuelle, mais dans une individualité. Ce qui fait dire à Schopenhauer, contre Hegel, que l’histoire ne peut dépasser le niveau de la particularité (LMCVECR, Annexe au livre III, chap. XXXVIII, L’histoire). Son objet reste enfermé dans le rapport empirique des individualités, rapport qui n’est jamais conçu comme universel, mais toujours comme particulier. Le sens de l’histoire n’a donc ni portée ni valeur scientifiques. Son expression est celui de la collection et de la description des faits. Et l’historien ne saurait aller au-delà de la stricte factualité sans risquer d’en déformer la représentation. Cela signifie aussi que le sens que l’historien donne à l’histoire, en collectant et en décrivant le détail des faits, doit resté le plus possible lié non pas à sa subjectivité, mais à l’individualité extérieure dont il est question.

   Finalement, ce qui donne du sens à l’histoire et qui la rend compréhensible semble correspondre à une sorte d’exigence d’objectivité qui, comme nous l’avons vu, n’est pas celle de la démarche scientifique, mais plutôt une demande incessante d’être en intimité avec l’objet des faits dont elle tente d’exprimer la réalité, c’est-à-dire l’apparence sensible. C’est pourquoi elle s’appuie d’abord sur les témoignages vivants et originaux relatés dans les documents issus directement de la période étudiée afin de produire une compréhension univoque et unanime d’elle-même. La concordance des témoignages dans un recoupement des sources d’information peut être un gage d’objectivité, sans toutefois la garantir absolument car le risque d’une interprétation hâtive et erronée demeure. Pour ces mêmes raisons, la proposition qui indique que « le 14 mai 1610, Ravaillac assassine Henri IV » peut être considérée comme objective contrairement à celle, plus discutable, qui dit que « le roi fut touché de trois coups de couteau, à 16 h 15 ». Si le détail fait le sens de l’histoire, il est également et souvent l’élément le moins solide auquel la pensée historique se complait à s’accrocher, sans toutefois le maîtriser toujours. D’où l’importance d’une rigueur dans le choix des sources historiques pour élaborer un sens intellectuel fiable, capable dès lors d’avoir suffisamment d’utilité pédagogique pour être transmis par l’enseignement. L’histoire dont le sens est transmissible peut devenir ainsi une discipline pour la pensée, avec ses méthodes d’investigation et ses règles de rédaction.

II.                 Le plan axiologique : la genèse du progressisme historique.

   L’histoire (historia rerum gestarum), comme discipline encyclopédique, est produite à partir d’une réalité historique (res gestae) dont la représentation sur une échelle chronologique globale invite à une réflexion plus large sur l’orientation générale du cours des événements. Cette réflexion proprement moderne a été menée, en Europe occidentale, par de nombreux penseurs, et cela depuis la fin du XVIIe siècle. Cependant, les conceptions modernes de l’histoire demeurent, dans leurs premières formes, très éloignées des récits historiques de l’Antiquité. Les Anciens, notamment les Grecs, ne considéraient pas l’histoire comme un ensemble de faits ayant une direction précise. L’Historia n’est pas une réalité sensée ; elle est en cela sans intérêt spéculatif et donc sans la moindre utilité pédagogique, à tel point que Platon ne l’évoque même pas dans la formation pédagogique pourtant complète que doivent suivre les représentants de l’excellence intellectuelle, à savoir les futurs gouvernants de la Cité idéale. Il est vrai que les Histoires que raconte Hérodote sur le mode d’un réalisme naïf et détaillé ne motivent guère à l’intégration d’une discipline historique dans l’encyclopédie des arts et des sciences. Sa forme et son contenu font d’elle une enquête, une compilation d’observations dont le but est de vivifier le sentiment d’appartenance à un peuple (par exemple, celui des Grecs contre les barbares) ou à justifier, puis à expliquer une classification, ce que fait Aristote dans son Histoire des animaux.

   L’idée de globaliser le cours de l’histoire pour l’embrasser dans son ensemble ne germera dans l’esprit des philosophes que bien des siècles plus tard, pour s’épanouir totalement d’abord avec les Lumières, puis avec les grands courants historiques du XIXe siècle. Comme s’il avait fallu attendre une accumulation suffisante de faits, le besoin de s’élever au-dessus de l’histoire semble s’être fait sentir à partir d’une double réflexion : une première réflexion, qui fait suite aux grandes découvertes des XVe et XVIe siècles et que l’on trouve par exemple chez Montaigne, porte sur le sauvage, l’homme naturel, et oblige à un retour conceptuel sur la signification de l’état primitif, retour qui donnera naissance aux théories sur le droit naturel de Grotius, en Hollande, et de Pufendorf, en Allemagne ; une seconde réflexion, initiée parallèlement à la première par Descartes, développe l’idée que l’homme est une substance composée d’une âme et d’un corps. D’un côté, le retour à la nature fait éprouver le vertige du chemin parcouru des tribus primitives jusqu’aux civilisations policées et cultivées ; de l’autre, la substantialisation de l’homme découvre une nature humaine universelle qui, stable et partagée, pose le fondement aux grandes interrogations sur une bonté et une méchanceté originelles. La rencontre du mythe de l’âge d’or et de la métaphysique substantialiste conduit aux grands tableaux progressistes du XVIIIe siècle, celui notamment assez pessimiste de Rousseau contre celui très optimiste de Condorcet, desquels naîtra le romantisme historique avec la figure du solitaire nostalgique d’une nature passée et perdue.

  Le progressisme s’annonce, avant l’œuvre de Darwin, comme une première réponse au créationnisme religieux. Il s’agit de dépasser l’immobilisme de l’homme que le judéo-christianisme maintient en vue de préserver l’omnipotence divine à l’égard de la création. L’histoire, considérée d’un point de vue théologique, implique une transformation non pas de la créature en soi (l’humain, en effet, n’évolue pas physiquement), mais seulement de ses conditions matérielles de vie. Ainsi, tout se passe selon la devise « Eadem, sed aliter », la même chose, mais d’une autre manière, ce qui contrarie à l’évidence la position des partisans du progrès pour qui le maintien d’un Absolu divin est incompatible avec les effets de la liberté humaine. La Révolution est donc d’abord philosophique avant d’être politique et sociale : il faut réduire le pouvoir absolu de Dieu avant de le soustraire totalement au roi. Redistribuer le pouvoir, le partager entre tous les êtres, dans le monde physique et métaphysique, voilà ce que les Lumières doivent obtenir. Dans quel but ? Est-ce pour réaliser le projet cartésien de faire que l’homme soit « comme maître et possesseur de la nature » ? Pas seulement, car il faut aussi que chacun puisse courageusement se servir de son entendement, annonce Kant, pour que la liberté prenne la direction du monde et que l’espèce humaine gouverne enfin sa destinée. Finalement, la réponse du progressisme à l’immobilisme créationniste est essentiellement morale : l’histoire est celle de la liberté et son sens est celui de la réalisation complète de toutes les dispositions de l’espèce humaine (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique). Le fondement du progrès, loin d’être matériel, est donc éminemment moral et lié en cela au pouvoir d’agir conformément à la loi, conformité qui seule peut faire qu’un jour l’individu ne soit plus seulement un animal, mais devienne irréversiblement humain.

 III.              Le plan téléologique : la finalité de l’histoire universelle.

  Rechercher un sens à l’histoire revient à enquêter sur les principes qui pourraient présider à l’apparition des faits. Trois principes semblent être envisageables : le hasard, l’immobilisme et le déterminisme.

a)     Le hasard.

   On peut, en effet, considérer que tout ce qui survient dans l’histoire, les situations sociales et politiques, les conflits, les gouvernements, les Etats, est dû au hasard, c’est-à-dire à une indétermination spatio-temporelle qui signifie non pas une absence totale de causalité ou une production des faits ex nihilo, mais une imbrication causale d’une telle complexité qu’il est impossible d’en dégager les agents producteurs et de les relier à certains effets. L’impossibilité d’attribuer une ou plusieurs causes à un effet a pour conséquence de rendre le récit de l’histoire irréalisable puisque sans le rapport mécaniste de causalité on ne saurait donner raison de rien. Le sens (sémantique ici) de l’histoire repose sur un modèle d’énoncés descriptifs et surtout explicatifs dont le cadre spatio-temporel oblige à une liaison linéaire des faits. Qu’un groupe de faits soit en rupture avec un autre, par exemple, que la décision du roi Henri IV de rendre visite, le  14 mai 1610, à son ministre Sully alors souffrant et l’intention régicide de Ravaillac n’aient aucun rapport, cela est vrai ; mais qu’un groupe de faits comme l’assassinat du roi soit en lui-même une production aléatoire, cela est impossible. Le fait se déroule, s’explique jusqu’à ses causes et ne semble pas être un effet du hasard. Alors comment le hasard n’agissant pas dans le détail historique pourrait-il être à l’œuvre dans l’histoire universelle ?

   A l’inverse des atomes d’Epicure qui s’entrechoquent aléatoirement pour former des mondes et des êtres à l’existence finalement déterminée, les faits de l’histoire pourraient se produire sous le rapport de causalité et constituer en dernier lieu un enchaînement d’événements dont l’origine et l’orientation resteraient indéterminables. Mais ce n’est pas parce que le sens de l’histoire, son origine et son orientation, serait indéterminable, c’est-à-dire indéfinissable et inconnu, qu’il serait indéterminé en soi, c’est-à-dire un produit du hasard. Ce n’est pas parce que je ne connais pas la cause et la fin d’une chose que cette chose est sans cause et sans fin. L’inconnu (qui n’est pas l’imprévisible) ne détermine pas le hasard comme peuvent le penser ceux qui jouent aux dés. En revanche, ce qui fait du hasard un « sens » de l’histoire tient plutôt à une certaine extrapolation herméneutique des textes qui en font leur principe, extrapolation qui donne lieu à des théories qui, à défaut de nommer directement le hasard comme agent historique, préfèrent l’exposer en termes de rupture, de discontinuité ou de révolution. Il est cependant difficile de vouloir concilier un plan historique total composé de ruptures successives et la notion de progrès positif (sur cette difficulté voir Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, III ; René Rémond, Pour une histoire politique* ; Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques).

* Qui sait si une raison cachée, peut-être inconsciente, pour laquelle les historiens ont tenu l'histoire politique en suspicion n'est pas qu'elle dérange? Elle déroute les efforts d'explication par une causalité quelque peu mécanique. La poli­tique ne suit pas un développement linéaire: elle est faite de ruptures qui paraissent autant d'accidents à l'intelligence organisatrice du réel. L'événement y introduit inopinément de l'imprévisible: c'est l'irruption de l'inattendu, partant de l'inexpliqué, quelque effort que les historiens fassent pour le résorber et l'intégrer dans une suc­cession logique. Il y a en politique plus dans les effets que dans les causes, ou, pour parler plus exactement, on ne trouve pas dans les antécédents tout ce qui en sortira : c'est la part de la contingence. Certes elle existe partout ; elle n'est pas moindre dans l'ordre culturel: l'apparition d'un génie littéraire ou artistique, l'émergence d'une philosophie nouvelle échappent autant à l'explication par les précédents, mais en politique c'est l'ordinaire de l'histoire : le politique est le point de la plus grande convergence de séries causales, et sa complexité le rend plus difficile encore à déchiffrer. L'événement est la défaite d'une certaine rationalité mais pas pour autant la confusion de l'intelligence. L'événement, à plus forte raison la crise qui est un paroxysme de l'événement, a aussi la caractéristique d'être irréversible; ils modifient irrémédiablement le cours des choses. Contrairement aux utopies réactionnaires qui rêvent de renouer la chaîne des temps ou de refermer les parenthèses, on ne remonte pas le cours de l'histoire: les césures sont définitives.

René RÉMOND, Pour une histoire politique, Le Seuil, 1988.

   S’il est donc impossible de déterminer le hasard comme le sens de l’histoire universelle, on ne saurait nier sa réalité locale, momentanée et particulière. En effet, dans l’histoire, le hasard peut jouer en faveur d’un certain progrès social, économique ou politique comme il peut être, dans la coïncidence des rencontres entre individus, la source d’une régression. Autrement dit, dans le cours historique des événements, tout ce qui peut être attribué à des causes fortuites, survenues sans raison, ne peut être rapporté à une valeur morale unique et possède ainsi une direction axiologique équivoque. L’apparition d’un grand homme politique ou d’un génie scientifique trouve aussi peu d’explication rationnelle que l’émergence de certaines sectes religieuses ou de l’hitlérisme. Et si un fait historiquement contingent semble contenir en soi les signes d’une progression ou d’une régression possible de la société à venir, c’est qu’il conduit indifféremment à l’une ou à l’autre, comme par accident, butant sur des situations, pourtant jugées bonnes, pour être dévié sur d’autres, considérées comme moins profitables. Ainsi, parce qu’il ouvre le champ à tous les possibles, le hasard ne peut être la détermination d’aucun en particulier, caractéristique qui empêche d’en faire un sens et, a fortiori, un sens historique.

b)     L’immobilisme.

   L’histoire universelle pourrait avoir le sens d’une stagnation des événements qui, dès lors, n’exprimeraient plus aucune évolution, ni progression ni régression. On verrait le cours historique comme une accumulation de faits qui s’empileraient les uns sur les autres et dont il serait impossible de dégager un fil directeur, un sens. Histoire immobile, histoire insensée, stagnation de tout ce qui survient, cela signifie la disparition de la notion même de cause et une réalité où tout apparaît pour ne rien produire de nouveau ou de plus, où les faits sont déliés, indépendants comme des atomes qui n’auraient, en revanche, ni attraction ni répulsion, et qui ne se développeraient qu’à l’identique, répétant ainsi le même, à l’infini (éternel retour ?). Cette histoire « abdéritiste », comme l’appelle Kant, est celle de la folie humaine et de la « niaiserie affairée » (Conflit des facultés). C’est une histoire dans laquelle se produit une quantité de bien indifféremment à la quantité de mal, où tout ce qui est atteint est aussitôt perdu pour être recommencé (comme Sisyphe et son rocher) ; histoire qui exclut aussi le pouvoir de la liberté de capitaliser ou de réduire la valeur morale des actions. Considérer que la société stagne est une négation de la liberté, c’est-à-dire du principe de causalité qui confère à l’espèce humaine sa destination morale et qui augmente par là même son niveau de perfection.

c)      Le déterminisme.

   Le modèle déterministe selon lequel chaque fait est interprété comme un effet résultant d’une cause ou d’un ensemble de causes semble être le plus adapté à l’historiographie, à tel point qu’il n’est pas d’autre méthode d’investigation plus proche du mode naturel de fonctionnement de la pensée. Le déterminisme est intime avec la pensée ; il est son intimité même ; il est ce qui reste d’efficience formelle (praesto) lorsque le divers empirique est abstrait du fait. Il est la structure mécanique dans laquelle le divers empirique prend corps et s’anime. C’est que le fait historique ne peut être soustrait à ses dimensions mathématiques, c’est-à-dire à son déploiement géométrique et à sa succession arithmétique. L’espace et le temps sont connaturels au fait et c’est pourquoi il est déterminé. Mais ce n’est pas là ce qui fait la valeur du fait. Kant constate que lorsque l’on considère l’histoire dans ses déterminations empiriques, on n’aperçoit que la folie humaine, la vanité, l’envie et l’ambition démesurée. Même si ça et là subsiste en certains individus quelque sagesse, même si certaines situations sociales, économiques ou politiques se répètent, le cours des événements ne semblent présenter aucune régularité, aucune linéarité susceptibles de nous mettre sur la voie d’un sens de l’histoire. Pourtant, la raison a besoin d’y trouver un plan caché pour justifier la disposition morale de l’homme, sinon à quoi servirait-elle ?

   De même que toutes les dispositions naturelles de l’individu sont amenées à se développer un jour complètement, la disposition morale doit pouvoir faire que chacun accomplissant ses actions par devoir, participe à la réalisation d’un Etat cosmopolitique dans lequel l’individu aura quitté son animalité pour s’élever à son humanité. Dans sa conception de l’histoire et de la politique, Kant reste fidèle au principe aristotélicien d’une téléologie naturelle, en reprenant à son compte la célèbre formule que « la nature ne fait rien en vain » (Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Troisième proposition). Cependant, en admettant l’antagonisme de « l’insociable sociabilité » (Id., Quatrième proposition), il prend une distance à l’égard de la position aristotélicienne. L’homme a, en effet, une inclination à s’associer parce que dans un tel état « il se sent plus qu’homme » (Ibid.). En entrant en société avec ses semblables, il sent le développement de toutes ses dispositions naturelles. Mais il a aussi, et tout autant, un penchant à se séparer, à s’isoler. Et bien qu’il recherche la concorde, la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.

   C’est, en effet, dans la dispute et la concurrence avec les autres que l’homme réalise, sans le savoir, le dessein caché de la nature. La fin de la nature est le développement complet de toutes ses dispositions, ce qui aura lieu, comme le pense Kant, non en l’individu, mais en l’espèce. Les conflits d’intérêt, les luttes pour le pouvoir et même les guerres sont autant de moyens que la nature utilise pour faire parvenir l’espèce humaine à son plus haut degré d’humanité. La politique, en tant qu’elle est l’art d’administrer et de gouverner l’Etat, participe elle aussi à cette humanisation de l’homme. Elle contribue au progrès moral de l’humanité dont l’idéal ne sera jamais atteint, mais que chacun doit poursuivre comme une fin suprême. Le perfectionnement moral qui lie à la recherche du bonheur celle des vertus doit conduire à la réalisation d’une société des nations capables, dès lors qu’elles établissent des règles de commerce, de vivre durablement dans la paix. Le projet cosmopolitique, dont Kant jette les premières bases, est bel et bien l’idée que la réalisation historico-politique d’un Etat à l’échelle universelle n’est possible que si l’humanité parvient à conjuguer l’activité parfois contradictoire de ses dons naturels, à savoir de sa liberté et de sa raison.

  L’histoire universelle qui se proposera de raconter le développement complet de ces dispositions naturelles n’est pas encore écrite ; mais Kant en a établi les premiers principes et formule le souhait que d’autres philosophes poursuivent le projet afin que les générations à venir aient connaissance des progrès déjà accomplis. On peut assez aisément voir dans la philosophie de l’histoire de Hegel la réalisation du souhait kantien. Celle-ci tiendra compte de la nécessité d’un « fil directeur » puisque Hegel fera de l’Esprit une réalité permanente dont les figures changeantes au cours de l’histoire ne sont jamais que les stades transitoires d’un progrès indéfini de l’humanité. Cependant, pour Hegel et contrairement à ce que pense Kant, ce n’est pas la nature qui ruse dans l’histoire universelle, mais la raison. La raison gouverne le monde. Et à la cime de la réalité, tout lui est subordonné, notamment l’élément subjectif le plus actif, à savoir la passion. Les déterminations du vouloir qui constituent la passion n’ont pas un contenu purement privé ; elles visent aussi des actions universelles. Et c’est cette visée de l’universel par la passion qui présente un intérêt pour la raison et qui est utilisée par celle-ci pour bâtir l’édifice du monde dont l’histoire doit exposer la réalisation.

   Dès lors, l’histoire universelle, pour Hegel, a un sens, celui du progrès de l’esprit qui devient peu à peu conscient de lui-même. Ce devenir de la conscience de l’esprit se partage en quatre grandes figures : le monde oriental, avec l’empire chinois comme initiateur historique, dans lequel l’esprit enfantin et intuitif exprime une conscience immédiate et une substantialité spirituel (les Perses représentent la transition entre le monde oriental et le monde occidental) ; le monde grec où l’esprit alors adolescent acquiert « la belle liberté » individuelle qui reste cependant enfermée dans la subjectivité ; vient ensuite le monde romain, monde viril et mûr, où les intérêts particuliers, sacrifiés au profit des intérêts généraux de l’empire, sont déterminés par la sphère universelle abstraite du droit ; enfin le monde germanique apparaît montrant un esprit certes déjà vieux, mais possédant une connaissance infinie de lui-même, évoluant dans l’absolu de ses déterminations devenues conscientes et vivantes avec l’avènement du christianisme.

   Donner un sens à l’histoire est un besoin de la raison qui, même si elle ne peut trouver une totale satisfaction dans la précision et la vérité des concepts qu’elles utilisent pour le qualifier, ne peut s’empêcher d’y enquêter irrésistiblement. De là, le choix théorique est double : ou bien on renonce à s’élever au-dessus des données empiriques (quand bien même celles-ci sont passées et fournies par sources documentaires) pour écrire une histoire critique ; ou bien, comme Hegel, le présupposé d’une Providence à l’œuvre dans l’histoire fait l’objet d’une foi, d’une croyance, qui ne doit pas nous interdire d’écrire une histoire universelle.

   Rechercher un sens à l’histoire ne saurait trouver de véritable complétude qu’à partir de la position d’une prémisse fondamentale sur l’intérêt de la question elle-même. La démarche, en effet, ne peut prétendre totaliser la pensée qu’en demandant d’abord pourquoi l’on s’interroge sur l’histoire et sur son prétendu sens. Il s’agit donc de définir les raisons et même peut-être les motivations d’une telle question avant d’en analyser les concepts. On découvrirait sans doute que dans l’émergence d’une telle interrogation se trouvent déjà les linéaments d’une réponse spontanément positive donnant la preuve d’une sorte d’inclination naturelle de la pensée à écarter toute contingence dans le rapport des faits passés. Il est d’ailleurs étonnant que le pur jeu des possibles et son quantum d’incertitude ne constituent jamais immédiatement un modèle spontané d’explication tant les multiples orientations de sa structure déstabilisent la pensée.   Faut-il admettre pour autant que la question d’un sens de l’histoire (et non du sens, ce qui est déjà un présupposé de son existence) ne peut émerger que d’une pensée nécessitante dont le principe serait de lier des faits (facta), des actes, pour obtenir un événement (evenum), un résultat ? Cela semble peu envisageable car l’exclusivité d’une conception déterministe de l’histoire échapperait elle aussi à l’exigence philosophique d’une réponse complète à la question. On ne peut donc ainsi exclure la contingence et le devenir des possibles dans une approche systématique de l’histoire quand bien même le pendant à un cours insensé des choses humaines serait, à l’opposé, une détermination absolue des faits du passé.

   Ainsi, parce que les représentations de la pensée sont d’abord et immédiatement causales et que leurs déterminations intrinsèques, leur ordre et leur connexion, semblent connaturelles au mouvement initial de la réflexion, la question de savoir si l’histoire a un sens, à défaut d’être uniquement ambivalente, paraît davantage amphibologique. Et c’est précisément cette ambiguïté qui en fait son principal intérêt.    La recherche d’un sens à l’histoire, même si elle ne parvient pas à éviter la dialectique du « ou bien…, ou bien… », ne peut cependant se limiter à un choix entre les théories déterministes qui posent l’existence d’un fil directeur présidant le cours des faits (la nature, la raison, le destin, Dieu…) et celles qui excluent une causalité globale en accordant au hasard le pouvoir de produire des événements soudains et imprévisibles. Ce serait nier les structures mêmes de la réalité que d’opter pour une histoire sensée ou une histoire insensée.

_______________________

Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, le 11 mars 1799. OEuvre d’Antoine-Jean Gros (1771–1835).