Philosopher ensemble

Ce que nous disent les lois

Par Filiberto Costantini

Si le droit naturel s’est construit théoriquement sur la morale et la religion c’est qu’il devait tendre vers un idéal sacralisé qui séduirait d’autant plus l’homme de sentiment qu’il convaincrait l’homme de raison.

Droit, morale et religion

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   Le droit, la morale et la religion représentent trois domaines dont chacun a pour finalité ultime non la constitution d’un savoir (ce que vise la science), mais celle d’ordonner, de prescrire, de guider la conduite humaine au moyen d’un appareil législatif. Cet ensemble de lois, bien que différent en droit, en morale et en religion, est destiné cependant à produire le même effet coercitif sur l’individu en lui imposant un commandement impératif et non négociable. Toutefois, qu’il s’agisse de la loi positive, de la loi morale ou de la loi divine, le caractère indiscutable qui s’en dégage ne signifie aucunement le fait d’une obéissance inconditionnelle à ce que ces mêmes lois commandent. Autrement dit, ce n’est pas parce que la loi est catégorique qu’elle est nécessairement respectée.

   Un premier point de vue pourrait nous inviter à penser plutôt le contraire : c’est bien parce qu’il y a de l’irrespect dans le monde que des lois catégoriques existent. Le sens de la loi semble indiquer ici la préexistence d’une donnée négative qui déterminerait l’ensemble des commandements juridiques, moraux et religieux. En somme, le mal connaturel à toute existence humaine serait à l’origine de toute législation. Plus qu’une référence, le mal constituerait une sorte d’essence normative, de fondement régulateur de la loi. Les hommes seraient méchants par nature et leur méchanceté, leur mauvaiseté serait au principe même du droit, de la morale et de la religion.

   Mais n’est-ce pas a contrario compter sur une bonté première que d’établir une juridiction qui, lorsque les individus la respectent, conduirait ceux-ci à devenir justes et bons ? La comparaison nous porte à considérer ici une deuxième voie d’investigation : le bien pourrait être supposé à l’origine de tout commandement, sans quoi celui-ci ne saurait être suivi d’aucun effet positif possible. En d’autres termes, toute législation qui émanerait d’un codex juridique, moral ou religieux, s’établirait sur l’hypothèse d’une bonté humaine originelle perdue, qu’il conviendrait de retrouver par une mise en conformité impérative avec la loi.

  De ces deux aspects opposés, il serait présomptueux d’opter pour l’un en écartant soigneusement l’autre. L’homme originairement méchant ou bon est une vue manichéenne et tronquée qui offre peu d’espoir d’arriver à une analyse véritablement satisfaisante. Du reste, la raison s’égare à vouloir choisir entre deux oppositions dont elle produit par elle-même et tout à fait a priori, comme Kant l’a suffisamment montré dans la Critique de la raison pure, les conditions non d’une vérité, mais celles d’une illusion dialectique.

   Et de fait, depuis que Kant a posé les jalons du criticisme en étendant celui-ci aux domaines juridique, moral et religieux, la tendance des philosophes théoriciens du droit, qui s’est exercée dès lors avec une plus grande prudence dans l’analyse des concepts, montre assez ouvertement la volonté de séparer le droit, système normatif, de toute considération axiologique liée à la morale ou à la religion. Hegel, puis Marx, en Allemagne, Comte, en France, John Austin, en Angleterre, jusqu’à l’américain Hans Kelsen, tous ont largement contribué, selon des méthodes différentes, à cette séparation conceptuelle. Avant de savoir ce qui peut motiver cette volonté dichotomique, il convient de mettre en évidence les principes qui ont permis de maintenir en un seul bloc le droit, la morale et la religion, de Platon à Kant.

  Dès l’antiquité, Platon et Aristote usent amplement de considérations métaphysiques pour affirmer, selon le premier qui s’appuie sur le mythe d’Er, que « nul n’est méchant volontairement » et, selon le second qui expose dans le livre I de La Politique une généalogie de la cité, que « l’homme est un animal politique ». Le droit naturel naissant s’instruit de principes éthiques et ne semble guère s’en distinguer, même si Aristote, contrairement à Platon, s’efforce d’éviter d’y mêler des opinions mythologiques somme toute assez répandues à cette époque. Les Romains sauront tirer parti de cette rationalisation aristotélicienne en jetant les premiers fondements du droit coutumier qui, bien qu’empreint de morale, reste séparé des religions. Avec l’avènement du christianisme, la Cité de Dieu sera un exemplaire de perfection pour la cité des hommes qui, imparfaite, aura le dessein d’approcher le plus possible le modèle divin. Plus tard, saint Thomas d’Aquin renouera avec la conception aristotélicienne d’un droit naturel et d’une sociabilité innée de l’homme. Il affirmera qu’il existe une loi naturelle qui d’essence divine est établie pour durer toujours ; conception que reprendra Hobbes, à la suite du philosophe hollandais Grotius. Mais ici encore, la question de savoir si l’homme est naturellement bon ou mauvais ne sera pas tranchée d’une façon nette, ce qui maintiendra l’autorité des valeurs de la morale et des commandements religieux au sein de la théorie du droit.

  Quand Hobbes, en effet, écrit son traité De Cive, son ennemi philosophique reste le Philosophe de l’École, Aristote, à qui il oppose sa conception des hommes qui, n’étant pas des animaux politiques, ne sont sociables que par la recherche de ce qui leur est utile et principalement de tout ce qui peut contribuer à leur propre conservation, la mort étant ce qu’il faut fuir impérativement. Et contrairement à ce que pense Aristote qui transpose l’état social grec de servitude dans un principe naturel d’inégalité, Hobbes pense que les hommes sont égaux dans leur recherche de l’utile, même si certains, du fait de l’usage de la force et de la violence de leurs passions, attentent à la vie de leurs semblables.

   Toutefois, l’idée que l’homme est un loup pour l’homme, dont Hobbes reprend l’expression dans la comédie Asinaria de Plaute, ne peut être interprétée que du point de vue du droit des gens qui demeure, selon lui, un droit naturel. Lisons ce que Hobbes écrit dans l’épître dédicatoire du De Cive :

« Et certainement il est également vrai, et qu’un homme est un dieu à un autre homme, et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme. L’un dans la comparaison des Citoyens les uns avec les autres ; et l’autre dans la considération des Républiques ; là, par le moyen de la Justice et de la Charité, qui sont les vertus de la paix, on s’approche de la ressemblance de Dieu ; et ici, les désordres des méchants contraignent ceux mêmes qui sont les meilleurs de recourir, par le droit d’une légitime défense, à la force et à la tromperie, qui sont les vertus de la guerre, c’est-à-dire à la rapacité des bêtes farouches ».

  Originellement, selon Hobbes, l’homme n’est donc ni bon ni mauvais. Mais c’est parce qu’il peut être entièrement tantôt l’un, tantôt l’autre, tantôt juste et charitable, tantôt une bête méchante qui attente à la vie de ses semblables, qu’il lui faut recourir à un droit civil dont le fondement naturel concentre toute l’axiologie morale et religieuse. Le droit, la morale et la religion sont posés ici comme un socle unifiant tous les principes nécessaires à la constitution d’un contrat qui puisse garantir à tous les individus d’une même communauté la sécurité et la paix. Cependant, Hobbes reste conscient de l’ambiguïté d’une telle unité, ambiguïté qui s’exprime d’abord dans la notion de loi.

 Après avoir reconnu que les lois de nature sont « des sommaires et des abrégés de la philosophie morale », il montre clairement son embarras :

« J’avoue, dit-il, que les lois que nous avons nommées de nature, ne sont pas des lois à parler proprement, en tant qu’elles procèdent de la nature et considérées en leur origine (…) la loi, à la définir exactement, est le discours d’une personne qui avec autorité légitime commande aux autres de faire, ou de ne pas faire quelque chose. Toutefois, les lois de nature méritent d’être nommées proprement des lois, en tant qu’elles ont été promulguées dans les Écritures Saintes avec une puissance divine. » De Cive, Livre III, Chap. xxxii et xxxiii.

   Une séparation trop nette entre le droit naturel, d’une part, et la morale et la religion, d’autre part, aurait eu pour Hobbes la valeur d’un renoncement à l’autorité des lois car la caution ultime du pouvoir coercitif de la loi est recherchée et trouvée en Dieu, seul garant de la puissance légitime. La morale, par le pouvoir de ses injonctions, et la religion, par la transcendance absolue de ses commandements, représentent ici les principes indiscutables de l’autorité des lois de nature comme de celle des lois civiles. La circularité du raisonnement hobbesien est indéniable : Dieu, créateur de la nature et de toutes choses, reste aussi l’auteur de la loi dont l’homme reconnaît la puissance et la domination. Il appartiendra au souverain, le Léviathan, d’incarner à lui seul cette autorité absolue et sans concession en exerçant un pouvoir politique total, c’est-à-dire celui de légiférer et de faire respecter la législation.

    Bloc métaphysique indissociable pour Hobbes, le droit puise son pouvoir de coercition dans la morale et les commandements divins. Rousseau semble faire de même avec une restriction toutefois sur la religion : celle-ci peut être liée à la croyance libre de chacun. Mais au fond, la société civile telle que la conçoit Rousseau requiert de la même façon que pour Hobbes les principes moraux de la religion, dans le but de sauvegarder la cohésion sociale (voir le Contrat social, Livre IV, chap. 8). En somme, le droit naturel est établi avec le soutien métaphysique de la morale comme si son expression et le devoir qu’il impose ne pouvaient subsister par lui seul et qu’un fondement non naturel ne pouvait être conçu.

    Bien entendu, les efforts que déploie Rousseau pour se démarquer de Hobbes d’abord, puis de Locke et de Pufendorf, sont innombrables. En premier lieu, sa conception de l’état de nature se distingue de celles des autres philosophes en ce qu’il décrit, non pas analytiquement, mais généalogiquement la situation d’hommes primitifs isolés qui, dans leur indépendance les uns à l’égard des autres, sont sujets à peu de passions. Deuxièmement, l’état de nature n’est pas pour Rousseau un état de guerre permanent car la guerre, à proprement parler, survient non entre les particuliers, mais seulement entre les États. L’homme primitif n’exerce donc aucun empire, ni sur ses semblables ni sur la nature. Enfin, menant une vie solitaire, rustique, frugale et rudimentaire, il est, dans le calme de ses passions, en paix avec la nature entière.

    Cette vision qui, selon Robert Derathé (Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, 1988), est un lieu commun au XVIIIe siècle, autorisera Rousseau à dresser contre ses contemporains une violente charge critique de la société pour ses effets néfastes, critique dans laquelle il soutiendra l’idée que les coutumes de son temps, ainsi que les bonnes manières, les mœurs, la religion, jusqu’à la science elle-même, tout cela n’a fait que contrarier la nature en corrompant l’homme au point d’en faire un « animal dépravé ».

    Mais Rousseau a foi, malgré tout, en l’humain et la critique qu’il adresse en particulier aux princes et en général à la monarchie absolue prépare déjà au projet du contrat social. Les hommes sont méchants certes, mais l’homme est bon. Rousseau ne confond jamais la réalité viciée et l’idée générale qui concentre en elle toute la morale nécessaire à l’établissement d’une société juste, égalitaire et profitable à tous. C’est pourquoi il distingue l’égalité naturelle des inégalités sociales et, par là même, le droit du fait.

    Ces indications sur Rousseau permettent de préciser ici que si le droit naturel s’est construit théoriquement sur la morale et la religion c’est qu’il devait tendre vers un idéal sacralisé qui séduirait d’autant plus l’homme de sentiment qu’il convaincrait l’homme de raison. De toute évidence, nous sommes très éloignés du normativisme et de la notion de droit pur qui sera élaborée par Hans Kelsen au milieu du XXe siècle. Et pourtant, l’exigence de scientificité qui s’est affirmée quelques décennies après Rousseau et Kant, chez les premiers positivistes à partir d’Auguste Comte, a fini par atténuer, voire remplacer ce besoin d’un idéal éthico-théologique, lequel a perduré durant des siècles en s’exprimant dans les théories du droit les plus élaborées. Mais après cette longue période où le droit s’est confondu avec la morale et la religion, toute la question est de savoir si un droit pur, expurgé de tout concept métaphysique, est possible. En somme, le droit peut-il être définitivement séparé de la morale et de la religion pour constituer un système normatif totalement positif sans pour autant contrevenir aux exigences rationnelles les plus élémentaires, à savoir celles de viser à rendre la justice et à maintenir un équilibre social, économique et politique ?

    On peut supposer que la théorie du droit est sur le point d’opérer une révolution critique, comme la science et la métaphysique l’ont connue avec Kant. Mais il semble qu’elle ne puisse véritablement la réaliser sans une critique rationnelle radicale portant sur ses propres principes et permettant ainsi la distinction entre le pur juridique et les concepts éthico-théologiques. Quand bien même le jusnaturalisme serait abandonné au profit d’une telle séparation et qu’il serait obtenu le résultat attendu par Kelsen, c’est-à-dire une pyramide des normes qui, subordonnées les unes aux autres, représenteraient une hiérarchie normative, ne conviendrait-il pas de faire reposer, en dernière instance, l’ensemble de cette structure sur un fondement qui, non seulement lui garantirait son autorité, mais lui assurerait également une légitimité ?

    Au-delà des débats en cours et en d’autres termes, c’est bien l’acte de fondation du droit et l’objet de son fondement qui demeurent ici problématiques. La justification d’une norme, pénale par exemple, semble être une nécessité rationnelle au regard de l’exigence scientifique d’objectivité et d’efficacité. D’où le recours à un bloc de constitutionnalité qui, en assurant une valorisation de la loi, permet d’orienter rationnellement son contenu, c’est-à-dire de la « normer », tout en prévoyant une application axiologique neutre.

   On peut douter, toutefois, de la réalité d’une neutralité axiologique totale dans l’élaboration d’une structure législative dès lors que l’on tient compte des réquisits de l’autorité et des attentes jurisprudentielles du législateur. Entre la loi et le rendu de son application, il pourrait y avoir « du jeu », un certain décalage dû à des effets axiologiques eux-mêmes causés par une lecture dogmatique des principes et des valeurs constitutionnels. Mais nul doute, en revanche, sur le fait qu’une neutralité axiologique, même si elle représente aujourd’hui le nouvel idéal du législateur et qu’en cela elle demeure inaccessible en soi, nul doute, disons-nous, sur le fait qu’elle pourrait être complètement supplantée par les principes d’une laïcité sans concession dont les détracteurs doivent faire valoir, en droit comme dans les faits, la portée universelle.

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Justitia